Travailler. Travailler le matin, à la fac. Ça, c’est le vrai travail : le travail où on apprend, on se casse la tête, on est assis toute la journée. Le travail un peu chiant, de temps en temps, quand on en a pas l’humeur. Mais c’est fou ce que ça peut faire du bien de ressortir avec un 20/20 après quatre heures à se creuser la tête, ou de trouver un nouveau livre à la bibliothèque qu’il va falloir présenter au cours suivant. La fac, c’est le pied. Et pourtant je trouvais que le lycée, c’était génial ! Mais à chaque fois qu’un an passe, il est encore meilleur que le précédent. Il sera toujours meilleur… même si c’est le pire. Il suffit de savoir y faire. Et je suis sûre que cette année va être la meilleure de ma vie. Tout me sourit : plus de parent, déjà. Qui n’a jamais rêvé de se débarrasser des parents pour faire tout ce qu’il a envie ? Ben, oui, en fait… il y en a qui sont nés dans une bonne famille. Mais ce sont ceux qui ont de la chance. Les super-privilégiés. Les gens normaux, ils veulent partir et vivre comme des adultes. Avec tous les problèmes que ça entraîne, c’est vrai : je suis obligée de travailler le soir aussi. C’est le deuxième travail. Le travail joyeux, où j’ai l’impression de m’amuser. Le travail où je me sens puissante et vivante. C’est quand je chante, le soir, dans le bar. Mais ce n’est pas toujours facile. Je suis souvent fatiguée… quand je tombe malade, c’est l’enfer. Je n’ai pas toujours envie d’aller au Wildjam pour faire mon concert… de même que je n’ai pas toujours envie d’aller en cours, après tout ! A partir du moment o* j’y suis, tout est différent. Le sourire revient. Le bonheur… A chaque fois que je pense à ce mot, je ne peux pas m’empêcher de regarder les gens autour de moi. Qui, parmi eux, est heureux ? Plus heureux que je ne saurais l’être, moi, avec tous mes problèmes ? Et je regarde Mia, qui marche à côté de moi. Est-ce qu’elle est aussi heureuse que moi ? J’ai emménagé chez elle la semaine dernière. Mais avec tout ce travail, on n’avait pas encore eu le temps de discuter, tranquillement. Même le soir. Normal, je travaille le soir : on ne mange jamais ensemble. Enfin, ça ne fait même pas une semaine, je suis sûre que ça va changer. Les seuls fois où on s’est vraiment parlé, c’était à l’hôpital – super contexte, vachement ! – et je suis contente qu’on ait enfin trouvé un moment de libre toutes les deux, ce samedi après-midi. Ce soir, je travaille… comme d’habitude. Mais j’ai la journée de libre. Je n’ai pas de devoir à faire… enfin, il y a TOUJOURS des devoirs à faire ! Mais une petite journée de repos ne me fera pas de mal. Je trouverais un livre à lire, et je lirai dans le bus, en allant bosser, tout à l’heure. Pour l’instant, je devais juste profiter. J’étais sûre que Mia était très sympathique et j’étais impatiente de la connaître.

Bizarrement, ce qu’on connaissait chacune l’une de l’autre, c’était… comment dire ? Ce que normalement les gens savent en dernier. Moi je sais qu’elle a un problème au cœur et qu’elle est enceinte, et elle, elle sait que je suis malade et qu’on sait pas de quoi. Après, ce qu’elle fait dans sa vie, ce que je fais dans la mienne, on n’en a aucune idée. Elle sait que je chante, évidemment, puisque je lui fausse compagnie tous les soirs… et que je vais à la fac puisque je suis toujours plongée dans mes bouquins. Mais ce que je chante, et ce que j’étudie, est-ce qu’elle le sait vraiment ? Pour ce que je chante, elle en a peut-être une vague idée… Tout le monde me dit que je chante en lisant, en travaillant, en marchant… Je pense que je fredonne, ils abusent ! Et pourtant, même alors qu’on était dans la rue, cherchant un endroit où se poser pour discuter, je me suis mise à marmonner, en français : ♫ Laisser derrière toutes nos chaines, nos haches de guerre nos problèmes… ♫ En français, c’est encore plus bizarre, je crois. Et je suis sûre que si un français fredonne en anglais dans la rue, personne ne lui dit rien. Mais en Amérique, c’est bizarre de chanter français dans la rue. C’est bizarre de chanter tout court… Le problème, c’est que je ne m’en rends même pas compte. Dès que je me mets à penser à autre chose, je chante. Et je ne m’arrête que quand je reviens brusquement à la raison, comme pour dire : ♫ Oh ! Bah on n’a qu’à aller dans ce parc ! Ça te va ?  ♫ Mais elle n’avait même pas eu le temps de répondre que j’y étais déjà. Le week-end, il y avait pas mal de monde, mais il y avait plein de banc autour du lac et certains étaient encore vide. Il y avait même des stands qui vendaient de glaces. Des glaces… Mima ! Ca faisait longtemps que je n’en avais pas mangé. Mais avant de me jeter sur la nourriture, j’ai préféré m’asseoir avec Mia. On était venu pour discuter, pas pour manger. Une fois installée, j’ai regardé les gens autour de moi – pour voir s’ils me regardaient. J’aime bien regarder les gens. J’aime bien voir s’ils font des trucs bizarres, s’ils m’observent en retour. Et comme ça, quand je rentre chez moi, je me dis… « Je suis pas la pire ! » Et c’est vrai, plein de fois j’ai vu pire que moi. Même à l’hôpital. Selon le personnel, je suis la patiente la plus insupportable du monde entier. Ils ne me l’ont pas dit mais… je sais qu’ils le pensent. Heureusement que j’ai quelques amis qui me comprennent. Et une super coloc.

Super, super… Bon, je vais peut-être un peu vite, j’attendrai un peu avant de savoir si elle est vraiment super ou pas. Mais je sens qu’elle l’est, parce que je suis sûre que cette année sera la meilleure de ma vie. Déjà, je ne suis plus toute seule… finies les journées entières à hurler de douleur sans réussir à me lever pour attraper le doliprane, en espérant que quelqu’un m’entende ! J’espère seulement ne pas trop la déranger… Non, je n’aime pas déranger les autres. C’est pour ça que j’aurais aimé le cacher… si seulement ce genre de nouvelles ne circulait pas aussi vite… J’étais sûre, en plus, que mon docteur en parlait à tout le monde. En tout cas, il devait en parler à son frère, et son frère était mon patron. Mon patron avait dû marmonner une fois ou deux aux autres employés « Vous vous rendez compte, la chanteuse est malade en fait ! » Je ne sais pas si c’est son genre ou pas… mais ça aurait été ma réaction, à moi, et il me semble que c’est une réaction normale. Alors il a pu le faire. Je ne lui en ai pas voulu. Et un client qui aurait fait un compliment sur moi à un serveur – parce que, hum hum, tout le monde me fait des compliments ! – l’aurait appris, et répété à toute sa famille… et voilà, bientôt les journalistes qui le mettront dans le journal, quand je serai une star ! Mais en attendant… Si je ne suis pas encore une star, j’essaie d’être une coloc cool et sympa et de passer pour la première fois du bon temps avec Mia. ♫ Il est joli ce parc. Je ne suis venue qu’une ou deux fois… quand je suis arrivée. Après entre le lycée et les soirées… j’ai arrêté de me balader. Heureusement que tu es là pour me sortir de mon trou ! Pas vrai ? ♫ Et comme c’était l’été, comme le soleil brillait, c’était encore plus beau. D’ailleurs, ça m’a fait penser à une chanson, que je chante en fin de soirée au restaurant, et je me suis mise à fredonner, instinctivement : ♫ Chiquitita you ans I cry, but the sun is still in the sky and shinning above you… désolée, je chante tout le temps, il paraît, même quand je m’en rends pas compte. Ça doit être un tic… à surveiller ! Si jamais je te dérange, à la maison, tu me préviens, hein ! Ne te laisse pas envahir par mon éblouissante présence… je ne suis pas venue m’étaler dans une colocation. ♫