Passant une main dans ma chevelure en vrac comme pour me recoiffer, mais plus par habitude que par réelle nécessite, j'ouvris la porte du Wildjam de l'épaule, non sans mon flegme caractéristique. Saluant de l'index et du majeur le propriétaire du bar, je vins m'accouder à sa hauteur sans un mot ni un regard, planqué que j'étais derrière une paire de lunettes de soleil témoignant de ma nuit de la veille. Une nuit de plus où j'avais abusé. Une de plus où je pensais encore avoir vingt ans et avait bien du mal à récupérer. Soupirant longuement, je donnais un coup de menton vers les boissons en posant un billet sur le bar, indiquant à Wilde Senior que j'avais soif, ce qu'il comprit immédiatement. Il me connaissait bien, il savait que je ne venais pas simplement pour sa belle gueule - même si pour un vieux débris, il était sacrément bien conservé, il fallait bien le dire. Lorsque je le vis approcher, je souriais d'un air un peu las, une main tenant ma nuque. J'attendais un commentaire narquois... qui ne vint pas. Mais c'était tout comme. Lorsqu'il déposa devant moi un verre d'eau auquel il ajouta ensuite un cachet d'aspirine, il se foutait légèrement de ma gueule, on était bien d'accord. Je lui adressai donc en réponse un vague grognement désapprobateur. Son geste était bien plus évocateur que n'importe quelle remarque qu'il aurait pu faire et je fronçai les sourcils. Bien que légèrement contrarié de ne pas voir arriver un verre de scotch sec, j'haussai les épaules. Je ne devais vraiment pas avoir fière allure pour que le patron me traite ainsi... Mais c'était peut être pas plus mal de m'en tenir à ça. En plus, il me le chargeait même pas...
Brave bête.

Rangeant le billet dans ma poche, je m'affalais sur le comptoir, abandonnant tout dignité pour observer les bulles qui se formaient dans le breuvage d'un oeil morne. Bercé par la musique d'ambiance - du jazz, me semblait-il - qui donnait une atmosphère calme au bar, je jetai un oeil à la clientèle peu fournie. En même temps, en début de matinée, c'était toujours plutôt tranquille. J'aperçus toutefois une jeune femme, dos à moi, qui retint mon attention. Pianotant sur le clavier à toute vitesse, elle délaissait complètement son café qui, simple déduction de ma part, devait être froid depuis longtemps vu comme elle semblait absorbée par ce qu'elle faisait. Intrigué, je décidai d'avaler mon anti-inflammatoire d'un trait - grimaçant à souhait - avant de me diriger vers elle sans bruit. Lunettes descendues sur le bout de mon nez, je fronçai les sourcils tout en lisant les lignes qui défilaient sur l'écran à toute vitesse. „Doucement, tes doigts vont fumer à force.“ que je lui dis soudain, non conscient des effets que mon intervention inattendue pourrait déclencher. Tout en la dévisageant un instant, je trouve judicieux d'ajouter : „Mais sinon c'est cool. T'as un sacré vocabulaire, tu connais plein de mots compliqués.“ Si si j'vous jure, c'était un compliment, un vrai. Quoi "non" ? M'asseyant sur la chaise libre juste à côté d'elle, je désignai ensuite l'ordinateur, m'incrustant à sa table sans me poser de questions... Mais bien déterminé à lui en poser à elle. Plein. Parce que j'avais envie. „C'est professionnel ou c'est perso ? En tout cas t'as du potentiel. T'écris depuis longtemps ?“ Je la regardai avec curiosité, armé d'un sourire pour le moins désarmant, de sincérité et de naturel... Qui pouvait également passer pour de l'incorrection et de l'arrogance. Mais je restais moi-même.
Pour le meilleur et pour le pire.

Il lui restait quelques heures pour pondre cet article. Le rédac chef lui avait la pression en début de soirée précédente, et la demoiselle avait beau avoir passé une grande partie de la nuit à plancher sur ces mots à coucher sur le papier, il fallait bine avouer qu'elle était loin d'avoir fini la chose. Plus elle se relisait, pire son article semblait. Plus elle lisait ses phrases, moins elles avaient de sens à ses yeux. Ses yeux, tiens, parlons-en. Ils étaient fatigués, cernés, brillants, usés par l'épuisement. Les cafés s’enchaînaient. D'abord chez elle, puis maintenant au bar. Elle avait esquissé un bonjour discret au barman en rentrant, puis s'était posée à sa fidèle table. Finalement, son dernier café commandé était encore là, surement glacé et écœurant. Esther ne trouvait même plus le temps ni la motivation pour aller fumer ses réglementaires cigarettes devant la façade du Widjam. Elle devait à tout prix finir cet article.Il fallait l'avouer, c'était de sa faute, tout ça. Son nouvel essai avait pris tout son temps et toute son énergie, et pourtant, lui non plus, elle ne l'avait pas bouclé. Dans ces moments-là, elle se demandait encore ce qui lui avait pris de se lancer dans ce genre de carrière. Et pourtant, ces instants de rush, de stress extrême, de pression quasi-insurmontable, lui donnaient envie de continuer. Ils étaient un challenge permanent, un moyen de se remettre continuellement en question, et surtout, de fouiller toutes les questions sans perdre de temps et avec un interêt assez aigü.
Dans ces moments-là, elle n'entendait plus ses doigts courir sur son clavier. Et pourtant, nul doute que tout le bar devait l'entendre plus ou moins. Elle supposait, inconsciemment, que les clients et le barman devaient avoir l'habitude. Ce n'était pas comme si elle pondait un horoscope et pouvait se permettre d'écrire en deux minutes quelque chose du genre "Demain, Vénus n'est pas votre côté, épilez-vous!"...

Concentrée, elle ne remarqua même pas la nouvelle présence qui venait se joindre à elle avec plus ou moins de tact. Elle aurait pu pourtant saisir son reflet dans l'écran, ou surprendre des bruits de pas derrière elle, ou remarquer une silhouette qui bougeait à ses côtés. Mais non. C'était bien le principe d'une bulle. Une bulle qu'elle avait forcé à la rejoindre, pour capturer l'inspiration en-dedans. Histoire de pouvoir payer son loyer ce mois-ci, quoi.
Inutile donc de préciser que l'Anglaise sursauta lorsque la voix de l'inconnu parvint à ses oreilles. Ca faisait longtemps qu'on ne l'avait pas abordée alors qu'elle écrivait, tiens.


« Doucement, tes doigts vont fumer à force. »
Elle mit un moment à comprendre ses mots, à lever son regard vers le jeune homme. Mais surtout, elle ne put finir sa phrase, trop troublée pat cette apparition. Voilà pourquoi un silence fut la première partie de la réponse de la blonde. Finalement, elle lâcha, sans gêne :
« C’est sûr que là, ils ne fument plus, je ne me souviens pas de ma phrase ! »

Elle soupira de lassitude et laissa son dos s’écrouler sur la chaise. Elle frotta ses yeux, qui hurlaient à l’aide, et regarda son interlocuteur. Bon, il fallait l’avouer, il avait son charme. En temps normal, elle aurait joué de ses charmes – sa chevelure blonde, son accent so british et son sourire énigmatique. Mais là, elle avait juste envie de finir son article pour dormir. La fatigue aurait raison d’elle d’ici quelques instants.

« Mais sinon c'est cool. T'as un sacré vocabulaire, tu connais plein de mots compliqués. »
Elle ne put s’empêcher de hausser un sourcil. C’était un petit rigolo. Très bien. Ok. C’était surement le moment de s’octroyer une pause et de s’occuper de cet énergumène.
« Ravi que ça soit à ta hauteur, tu peux même pas imaginer à quel point ! »


Et le voilà qui s’asseyait à sa table. Oh, oui, c’était du lourd. A tous points de vue. Par son tact, son élégance, déjà. Mais oui, d’accord, aussi par sa plastique. On aurait dit un mannequin qui s’était échappé de son shooting photo. En temps normal, oui, elle aurait joué. Mais là… Non, là, elle se mettait sur la défensive. Surtout qu’elle n’avait pas galéré cinq ans à Oxford pour être prise de haut par un petit mannequin sorti d’on-ne-sait-où. Bientôt, il allait lui apprendre son métier, sans doute… Elle décida donc de lui donner du fil à retordre. Elle allait jouer, mais d’une nouvelle manière.
Que le jeu commence.
Elle se calma lorsqu’il sembla presque, vraiment, s’intéresser à ce qu’elle faisait. Technique de drague ou non, ses muscles se relachèrent presque. Sa voix semblait plus chaleureuse que prévu et son intéressement presque sincère. Effectivement, un sacré énergumène auquel elle avait affaire.

« C'est professionnel ou c'est perso ? En tout cas t'as du potentiel. T'écris depuis longtemps ? »
« C’est mon gagne-pain, donc oui, j’espère que j’ai plus de potentiel que Miley Cyrus. Pourquoi ? Tu es un concurrent, je dois m’inquiéter ? » tenta-t-elle plus ou moins sur le ton de la rigolade, mais surtout avec une ironie plus ou moins cachée, plus d’inquisition qu’elle ne laissait paraître et surtout, une envie de ne pas se retourner sur ce beau visage pour ne pas se laisser avoir comme une débutante. Pas maintenant. Son boss l’attendait de pied ferme, ce qui avait le don de l'énerver profondément.

J'avais, comme qui dirais, un don pour agacer les gens. Sans le vouloir, notamment. Même si, j'avoue tout, parfois, je le voulais. Pire, j'adorais ça, rendre dingue les autres. Un petit plaisir de la vie. Y'en a qui aiment donner sans rien attendre en retour, moi j'aime faire chier mon monde, chacun son truc. Toutefois, je ne m'étais pas immiscée ainsi dans l'espace vitale de cette demoiselle pour l'enquiquiner.  J'étais vraiment intéressé par ce qu'elle faisait... Même si je n'étais pas le plus doué des hommes pour le montrer. Je partais du principe que ma seule présence et le fait de lui parler aurait dû le témoigner. Si elle décidait de le prendre mal, alors, et bien, tant pis pour elle, j'irais témoigner mon intérêt à quelqu'un d'autre... A la bouteille de scotch là bas, par exemple, que le barman m'avait boudé, chose que je comptais bien réparer. Mes yeux plantés dans les siens firent un crochet par le bar avant de revenir se ficher dans ses iris clairs. Allait-elle définitivement éteindre la petite flamme qui était née dans mon regard - légèrement vitreux, certes - lorsque je l'avais aperçue ou...? „C’est mon gagne-pain, donc oui, j’espère que j’ai plus de potentiel que Miley Cyrus. Pourquoi ? Tu es un concurrent, je dois m’inquiéter ?“ ...Non.

Un sourire était instantanément grimpé sur mes traits tandis que je me détendais sur mon siège, prenant une posture plus décontractée. Bien, Madame avait finalement plus d'humour que je ne l'aurais cru... Elle semblait même m'avoir pardonné de lui avoir fait oublier sa phrase ainsi que mon intrusion. Cela allait peut être devenir encore plus intéressant que prévu, tiens. „Indirectement, oui, mais je ne crois pas qu'on joue dans la même cours.“ Répondis-je finalement, d'un ton calme et légèrement enjoué. Puis, je laissais un blanc, la laissant prendre ma réponse comme bon lui semblait. Une chance sur deux qu'elle s'énerve et me traite de tous les noms... Après tout, j'avais très bien pu insinuer que j'étais beaucoup plus talentueux qu'elle, même si ce n'était pas du tout le cas. En réalité, je parlais simplement du domaine dans lequel j'écrivais. Le cinéma. Donc, rien à voir avec celui de la chanson, ce que je me décidais finalement à lui exprimer d'un ton simple, et non sur l'air de celui qui se vante. Me vanter de mes talents d'écriture, ce n'était pas mon style. Au contraire, je n'en parlais que très peu avec mon entourage. „Mon alter-ego à moi serait plus Christopher Nolan que Miley Cyrus, pour vous donner un indice...“ Mes yeux clairs survolèrent le bar presque désert, cherchant un point d'ancrage. Non, décidément, je n'aimais pas la ramener avec ma profession. Ce boulot, c'était un peu le tremplin vers mon rêve de gosse, ce dernier qui semblait pour l'instant inatteignable. Il fallait croire qu'écrire des films n'était pas tout à fait compatibles avec le train de vie que je menais... Mais je n'étais pas encore tout à fait prêt à en changer. Afin de me reprendre, je pris le ton de l'humour pour commenter mes dernières paroles : „J'ai d'ailleurs hérité de la moitié de son nom, si ce n'est de son talent. Nolan Buckley, enchanté... Et toi c'est quoi ?“ Oui, je lui demandais son prénom. Autant commencer à prendre cette habitude si je ne voulais pas que tout mon répertoire de contacts ne devienne vraiment étrange, à force, et voir s'ajouter à côté de "Rayon Croquette" un "La fille du bar" ou "Mieux que Miley Cyrus". J'en avais déjà assez avec toutes mes conquêtes dont je n'avais retenu qu'un détail physique ou un fait marquant du moment passé avec elles... Ça devenait un peu n'importe quoi, tout ça.

La jolie blonde ne savait que songer de cet individu. En temps normal, dans un bar, elle aurait bien été heureuse de tester son pouvoir de séduction sur lui. Parce qu'il semblait intéressé un minimum - comprendre par là, il avait de la conversation avant de lui sauter littéralement dessus-, et puis parce qu'il avait un joli minois, pour le dire mingonnement -oui oui, j'invente des mots.Sauf que là, la belle était dans l'un de ses horribles moments de stress, où elle se devait de garder sa Muse (...) à côté d'elle pour la soutenir et surtout, l'aider à avoir un salaire. Et rien que le fait de penser que le produit sa passion lui était  échangé contre de l'argent, ça avait le don de stresser Esther. Parce qu'elle avait peur de mal faire, de mal écrire, d'aliner une débilité de mots sans inutiles, parce qu'elle donnait toujours une partie d'elle-même dans ses productions, et que si on ne leur reconnaissait pas un tant soit peu d'intérêt, elle se sentait jugée au plus profond de son être.Alors forcément, l'inconnu qui vient vous faire la conversation dans l'un de ces instants, aussi canon soit-il, avait le don de la stresser. Sans compter le fait qu'il avait lu par-dessus son épaules, des mots qu'elle était encore susceptibles, et ce pendant encore plusieurs heures, de changer dans tous les sens. Trop de données d'un coup à emmagasiner, certaines à écrire, d'autres à garder dans son esprit. Un discours oral à tenir en plus de celui écrit. Tout cela devenait compliqué pour la jeune femme, plus qu'elle ne l'aurait pu songer.Alors voilà pourquoi surement, elle s'adressait de la sorte au jeune homme qui venait de la rejoindre. Et malgré, il lui semblât que sa compagnie ne fut, finalement, pas si désagréable, presque apaisante. Peut-être parce que lui aussi, apparemment, connaissait et s'aimait à explorer les mots et le langage.Et pourtant...


" Indirectement, oui, mais je ne crois pas qu'on joue dans la même cours "
Petite phrase pinçante + Esther en pleine écriture et à l'humeur acerbe = ....
" Pardon? Ca va, l'égo? "

Le tout sorti avec un sang-froid évident. Au fond, elle savait bien que ce n'était en rien une agression, et qu'elle exagérait. Mais Esther au travail, peut-être qu'en réalité, il ne faut jamais s'y frotter... Sans compter le fait qu'elle se sentait régulièrement comme une étrangère aux Etats-Unis ; on lui faisait effectivement comprendre assez souvent qu'elle était une anglaise, une éautre", lui attribuant toutes sortes de clichés dont elle n'avait jamais vu la couleur en réalité.

Les mots du jeune homme avaient un tout autre sens, mais comment aurait-elle pu le savoir? Les yeux de la blonde se concentrèrent à nouveau sur son ordinateur. Peut-être finalement qu'il ne serait pas une si agréable pause, alors autant l'écourter.Après un petit silence dont elle n'avait plus rien à faire, elle entendit cependant la voix plus ou moins lointaine de celui qui était encore, mine de rien, son interlocuteur.

" Mon alter-ego à moi serait plus Christopher Nolan que Miley Cyrus, pour vous donner un indice... "


Elle ferma brutalement son ordinateur et plongea son regard dans celui du jeune homme. OK, il serait sa pause. Parce qu'il était écrivain, à sa façon, qu'il aimait créer des personnages, leur inventer une vie, la faire évoluer. Parce qu'il avait une culture proche de la sienne, sans non plus en être la copie identique. Parce qu'aussi, elle avait besoin de cette pause et... ok, elle s'en voulait d'avoir réagi ainsi à ses paroles précédentes.



" Esther Blackburn, enchantée " fit-elle simplement, sans fioritures, digne d'elle. Ouf, première approche compliquée, mais ils allaient y arriver, à avoir une conversation civilisée. " Je ne peux pas juger de ton talent, tu es trop occupé à trainer dans les bars... sans ordinateur. Qu'est-ce qu'un scénariste boit quand il n'écrit pas? Que je prenne l'exemple sur les autres catégories. " ajouta-t-elle avec un air malicieux.


Esther la séductrice était de retour, peu importe son manuscrit, peu importe son boss, elle avait encore la nuit pour finir d'étaler ses mots au grand jour - ou à la grande nuit, haha...Esther la jolie blonde reprenait le dessus sur l'ex-étudiante qui avait frolé la thèse et avait suivi sa voix de l'écriture. Sa passion, un énorme point commun avec cet inconnu, et il fallait avouer qu'il avait marqué un point. Autant dire qu'à présent, elle attendait beaucoup de leur future conversation...