Gidéon est, en apparence, quelqu'un de très droit, censé, mature, et possède l'allure d'un parfait dandy parisien. Un peu plus, et on le voit débarquer une baguette de pain français sous le bras, le journal dans l'autre main, alors que tout le monde se remet d'une bonne cuite. Responsable, adulte et relativement calme, il n'en reste pas moins un grand gamin qui a oublié de grandir. En réalité, il Gidéon est quelqu'un de fiable, très à l'écoute, à l'âme d'artiste. Il n'aime pas juger les gens, et fait partie de ces gens très ouverts d'esprit, qui parlerait à n'importe qui, loin de tout préjugé.
Fêtard, il n'est pas rare, pourtant, de l'apercevoir, dans son appartement, une bière à la main, des Legos étalés sur le sol. Sa passion, évidemment, prend une place importante dans sa vie et occupe bien souvent ses nuits : le dessin, plus que tout, reste l'amour de sa vie ; moyen d'expression privilégié pour le trentenaire, il vit à travers elle. L'expression n'aurait pu être mieux choisie, puisque depuis sa jeunesse, Gidéon a un petit soucis : ce personnage, qui n'a jamais vu le jour pour le grand public, et qu'il a surnommé Fitz, est son idole. Il semble parfait, un réel héros aux yeux de Gidéon, qui fait tout pour lui ressembler, si bien que parfois, le barman semble tout droit sorti d'une bande dessinée. Par extension, le dessinateur rêve une vie remplie d'aventures, de changements, d'expériences folles. Il rêve de sauver des gens, de se sauver lui-même ; d'être courageux, et même téméraire. D'être indispensable, de faire partie de la vie de tout le monde, sans non plus s'y imposer. D'oser. D'être emblématique dans la vie de nombre de gens tout en parvenant à rester indépendant émotionnellement. Mais en réalité, Gidéon s'attache vite, ose mais se pose des limites. Il ne parle que très peu de lui-même et de ce qu'il ressent, et au final, en cela, est assez renfermé sur lui-même.
. . . UC
PARIS. SEPTEMBRE 1971.
Une jeune femme brune, à l'allure impeccable, vient d'être diplômée. On considère qu'elle est capable de gérer. Gérer on ne sait trop quoi, au final. Mais ce papier qu'elle tient, serré dans une pochette en carton contre sa poitrine, prouve qu'elle peut gérer. Elle est heureuse. Elle quitte le monde étudiant sans trop de regrets. Elle est très mature pour ses 23 ans ; elle ne traîne pas avec ses camarades de promotion, qui aiment trop sortir dans les bars. Elle, elle songe à son avenir. Elle rêve de grandes choses, de voyages, de projets fous, de rencontres décisives. Elle aime croire que son existence ne se résumera pas au métro parisien bondé, aux terrasses de cafés noyées dans la pollution de la capitale, aux amis qui passent en coup de vent dans sa vie puis l'abandonnent par lassitude ou par simple oubli. Oh oui, elle aime croire qu'un jour, un homme admirera sa ténacité, ses ambitions, son côté casanier, son amour des bons mets et des promenades un beau jour d'été. Qu'elle sera passionnée par son emploi, heureuse de se lever la majorité des matins et fière de ses accomplissements et de la personne qu'elle sera lorsqu'elle se fera face dans un miroir.
Lorsqu'elle s'assied dans le métro, ce diplôme serré contre elle, Agnès Leroy sait qu'elle ne restera pas en France longtemps. Et en entendant deux Anglais parler non loin d'elle, elle prend la décision de traverser la Manche.
MANCHESTER. DECEMBRE 1971.
Le trentenaire David Fitzgerald ferme à clé la porte de son restaurant. Il est presque trois heures du matin. L'homme parait paisible, mais en réalité, dans son esprit, c'est l'apocalypse. Il vient de faire les comptes à la lumière de sa petite lampe d'architecte : son affaire coule. Il est débordé. Ses serveurs, il ne sait pas s'il va tous pouvoir les garder. Mais il ne se voit pas annoncer à cette jeune étudiante, à ce père célibataire ou à ce passionné surdiplômé et déja sous-payé qu'il va falloir quitter l'établissement.
Alors lorsque ses pas résonnent dans la nuit calme et sombre de Manchester, David est plongé dans les entrailles de ses pensées. Il cherche des solutions. La silhouette du grand et mince brun se noie peu à peu dans la brume anglaise, abandonnant pour quelques heures son restaurant, son enfantement, l'aboutissement de tant de travail et d'amour. Ce que l'homme considère comme l'oeuvre de sa vie.
Sa clé d'appartement fait un petit cliquetis qui sort le cuisinier de sa torpeur et du silence assourdissant qui l’oppresse depuis des heures. Ce bruit aigu, presque léger, le rappelle à la réalité. Pourtant, c'est la gorge serrée qu'il claquera la porte derrière lui, posera son trousseau sur la table du minuscule hall d'entrée. C'est la gorge serrée qu'il choisira de ne pas prendre de douche, complètement exténué et trop angoissé, et c'est la gorge serrée qu'il se glissera sous les couvertures de son canapé après avoir allumé la télévision pour regarder les informations du jour que l'autre bout du monde était en train de vivre. Il s'endormira devant, comme il le fait bien souvent.
Il se réveillera aux aurores avec pour réveil le générique des informations de 07:00. La bouche pâteuse, il poussera ses couvertures et partira se faire un café. La nuit porte conseil dit-on bien souvent. Foutaises. David est anéanti par la tournure que prend son quotidien ; son rêve de gamin est devenu un cauchemar. Il est seul : il n'est pas marié, comme le sont la plupart de ses amis, n'a même pas de petite amie. Ses parents sont loin de là, ils ont déménagé à Exeter il y a quelques temps pour profiter de leur retraite. Il travaille beaucoup, et les personnes sur qui il pouvait compter se sont lassées de l'attendre, de n'échanger que quelques nouvelles par téléphone.
PARIS. JANVIER 1972.
Une belle brune, élancée, au chignon parfait et à la robe droite verte choisie avec soin, serre dans ses bras sa soeur et sa meilleure amie. Puis fait la bise à ses parents, avant d’attraper sa modeste valise, et de leur tourner le dos, puis de marcher, la démarche assurée, vers le train qui l'emmène jusqu'au nord de la France. L'excitation est palpable sur son visage ; autour d'elle, le bruit du départ lui apporte sérénité et stimulation. Ca y'est. Le grand jour est venu. Ses parents l'ont aidée, mais elle part à Londres. Elle fera ce qu'il faut pour trouver un travail. Elle n'est pas encore bilingue mais ne s'en fait pas : elle est prête à beaucoup. Elle est jeune diplômée, a économisé à la fin de l'année dernière. C'était sans doute son dernier nouvel an dans l'hexagone, et à cette idée, la jeune femme sourit avant de rentrer enfin dans le wagon qui la rapprochera de l'ile britannique et de sa nouvelle vie.
Glósóli;;Sigur Ros.
C'est la nuit. Agnès Leroy est accoudée à la barrière du ferry qui la transporte vers les falaises de Douvres. Elle ne les aperçoit encore que très peu, illuminées par la lune pleine qui surplombe l'énorme bâteau, ses quelques occupants fatigués et les vagues qui les entourent. Elle a le sourire, alors qu'elle sent le vent froid dans ses cheveux et profite du chant de l'eau autour d'elle. Elle le sait, c'est le calme avant la tempête. Un petit moment de poésie comme elle n'en aura surement pas avant longtemps. Elle quitte une capitale pour en rejoindre une encore plus grande, et elle sait que ce sera cher, bruyant, bondé, malodorant, solitaire. L'hôtel qu'elle a réservé pour les semaines à venir semble relativement miteux, perdu entre l'arrêt de métro de Bethnal Green et Shoreditch. Pourtant, elle n'est pas stressée outre-mesure. La jeune femme possède une grande confiance en elle-même, et n'en a jamais manqué. Elle a le regard d'un conquistador et le sourire d'une enfant qui devient l'adulte qu'elle veut être. Elle n'a peur de rien.
MANCHESTER. FEVRIER 1972.
David est dans son restaurant. C'est le matin, l'établissement est fermé. Il met au point le nécessaire pour servir le déjeuner dans quelques heures. Il a dû renvoyer un employé, et son père célibataire ne travaille plus qu'à mi-temps. La fin d'année fut rude, les fêtes ne lui apportèrent pas ce qu'elles promettent : les joies, la prospérité. Pourtant, dans la restauration, cette période est importante. Pour lui, elle n'a rien changé. Du moins, pas positivement. Depuis le nouvel an, le trentenaire a ce regard triste et fatigué de ce jeune adulte devenu un homme découragé par la réalité. Ce jeune adulte obligé de refuser jusqu'à un simple entretien avec de potentiels employés.
Pourtant, on frappe à la porte du triste restaurant. Il lève la tête de ses victuailles, étonné de voir le silence ambiant rompu. Il est dans les cuisines, et met un moment à réagir, puis à faire les pas qui le séparent de la porte d'entrée, lourde de son vieux bois. Le grand brun finit par l'ouvrir, dévisageant la jeune femme qui lui fait face.
Elle semble jeune. 25 ans tout au plus. Elle a le regard éclatant, le sourire de la jeunesse démonstrative, et un visage de jolie poupée soignée. Son regard marron est souligné d'un discret trait noir. Elle est habillée simplement mais avec distinction. Lui, en face, encore plongé dans ses pensées, a l'air moins enthousiaste, caché sous sa veste de costume en vieux tweed et son jean trop grand pour cet homme svelte.
La belle brune, ne se démontant pas, lui explique qu'elle l'avait appelé, lui avait envoyé lettre de motivation et curriculum vitae. Elle vient de Londres, où elle n'a pas trouvé de travail à son goût, les loyers sont trop chers et vivre à l'hôtel l'a vite lassée. Elle a choisi une ville plus modeste, plus à son goût. L'accent est différent de celui de Londres, elle a un peu de mal mais sait qu'elle s'y fera. Voir un nouveau paysage ne lui déplait pas, loin de là. Elle est bien loin de Paris, ses accordéons et son métro décoré style Art Nouveau.
David ne sait pas trop ce qu'il fait, mais devant la détermination de son interlocutrice, la laisse entrer. Il lui montre une table, à laquelle elle s'assoit, puis va derrière le bar, lui servir un café.
Finalement, il s'assoit en face d'elle, le regard toujours las. Mais elle ne se laisse pas démonter. Elle lui fait une belle tirade. Elle a bien été formée, cela va sans dire. Son aisance à l'oral est parfaite ; ses phrases sortent naturellement de sa bouche mais sont irréprochables, malgré un accent français encore marqué, laissant deviner une arrivée en Grande-Bretagne récente. Il ne dit rien, écoute. Elle veut un travail, cela semble bien clair. Il passe sa main dans ses cheveux quand elle a fini de parler, lui lâche un petit sourire. Il est désabusé. Il ne sait que faire.
Après un nouveau soupire, il lance un faible sourire à la jeune femme qui lui fait face, puis commence, lentement, presque trop timidement venant de sa part, à lui expliquer la situation. Il lui montre à quel point son restaurant est triste en lui-même, à quel point les circonstances qui l'entourent ne le sont pas moins. Davantage encore, il avoue être lui-même dépassé ; il raconte comment il a dû prendre les devants. Elle écoute, passivement, mais intéressée. De temps en temps tout de même, Agnès hoche la tête, plisse les yeux.
Oui, elle écoute.
Leur discussion durera des heures : d'abord professionnelle, elle tournera dans un premier temps autour de la reconstruction, de fond en comble, de l'établissement de David. Agnès, avec sa jeune fougue, sa prestance, ses arguments de jeune diplômée, ses idées un peu saugrenues mais tellement marketing, marquera des points. Ce restaurant aux allures de brasserie bon marché, confortable mais ne payant pas de mine, mérite davantage ; il vaut des clients souriants, qui prennent la peine de bien se vêtir en y rentrant, qui admirent le décor, se sentent choyés par chaque interaction avec le personnel et les denrées qu'ils lui apportent. Plus la jeune femme en parle, plus David perçoit des étoiles étinceler dans ses yeux. Elle ne s'arrête plus. Il va lui faire goûter sa cuisine; comme s'il lui ouvrait les portes d'un château bien gardé, il sent qu'il se confie énormément à cette inconnue française, à l'accent à couper au couteau (sans mauvais jeu de mots, haha).
Bigger Than Us;;White Lies
Le Mancunien tombera vite sous le charme de cette française sûre d'elle, toujours sure d'elle, quelles que soient les conditions. Il aimera vite cet accent que ses oreilles apprivoiseront, il appréciera rapidement ses manières délicates et rafinées, qui lui rappellent les siennes. Il se surprendra plus vite qu'il ne l'aurait songé, à rêver de la serrer dans ses bras, quelques minutes après la fermeture du restaurant. Il ne l'embauchera pas tout de suite, mais elle lui rendra visite très souvent. Elle a trouvé un petit travail alimentaire, et un modeste appartement. Ils se voient souvent. Peu à peu, le cuisinier reprend goût à son métier, se souvient pourquoi il l'aime. Son lieu de travail change du tout au tout rapidement. Ce projet, c'est leur premier projet commun. Ils sont presque inséparables, deviennent bons amis. Tous les deux, ils aiment les mêmes choses : la simplicité, mais également les belles choses. Ils sont distingués et fiers. Le duo de choc se retrouve bien souvent, dans le restaurant, autour d'un café. Agnès devient en quelques sortes une espèce de fantôme du restaurant, qui prend de plus en plus des allures d'établissement super chic typiquement parisien.
MANCHESTER. FIN AOUT 1973.
C'est la soirée d'ouverture du Bel-Ami.
Agnès est assise dans un vieux mais confortable fauteuil en cuir chez David, un verre de champagne à la main. Il est en face de lui, et la regarde avec insistance. Elle ne se laisse pas démonter. Tous les deux sont majestueux. Il est habillé très élégamment, dans son costume neuf pour l'occasion, ses cheveux bouclés sont impeccablement coiffés mais lui donnent toujours cet air indocile. Agnès, elle, croise les jambes, mais dès qu'elle se lèvera pour suivre David, l'on pourra se rendre compte que la robe qu'elle porte met ses formes en valeur ; longue jusqu'à en traîner sur le sol, noire, remplie de dentelles jusque dans son cou, elle est marquée à la taille par une épaisse ceinture en velours. Ses cheveux sont tirés en un chignon désordonné et ses iris sont accentuées par un trait d'eye-liner lui donnant un regard de biche.
Ils se sont retrouvés avant la tempête pour savourer cette première victoire : celle de l'existence même de cette soirée. A deux. Les employés sont sont déja à pied d'oeuvre au Bel-Ami. David les rejoindra bientôt. Mais ce projet, ils l'ont mené à bien ensemble. Sans Agnès, il n'aurait jamais retrouvé l'espoir de construire quelque chose qui le rende fier. Ils ont trouvé un nouveau local, ils ont repris la décoration comme si il n'y avait jamais eu le restaurant précédent. La jeune femme a apporté une
french-touch certaine, mais surtout, elle lui a apporté l'envie de changer de catégorie. David est reconnu comme grand cuisinier. Le Bel Ami sera chic, un lieu de retrouvailles de la haute société.
L'ambiance y est apaisante lorsqu'ils passent le pas de la porte. Pourtant, David sent la tension de ses employés lorsqu'il pénètre dans la cuisine. C'est la première fois qu'il va officiellement faire goûter son interprétation de la cuisine française à des clients. La crème de la crème de Manchester, soit dit en passant. Alors, il va sans dire qu'il est un peu tendu. Mais il sait qu'il réussira ce défi. C'est un de leurs grands points communs, avec Agnès : il déborde de confiance en lui et ses capacité. Alors il cuisine, la tête haute, vocifère des ordres à ceux qui travaillent avec lui. C'est lui le Chef.
Agnès, elle, est assise au bar, profitant de la lointaine musique de fond, un classique de jazz repris au piano. Les lumières tamisées, produites par de grands lustres anciens, apportent une chaleur à l'immense pièce, haute sous plafond. Les nombreux miroirs, tous différents mais accordés, agrandissent la salle, prise en étau au milieu de boiseries soignées. Le côté parisien d'Agnès a pu s'exprimer puisque l'Art Nouveau joue un grand rôle dans les ornements de la pièce. Derrière le bar, le barman s'affaire. Agnès ne peut s'empêcher de sourire, sereine et confiante. Comme toujours.
Quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, l'équipe du Bel-Ami se congratule. Le Chef est fier de ses employés ; la soirée de lancement fut une réussite. Les venues furent nombreuses, les compliments également. On l'a félicité pour son travail, il a présenté Agnès comme étant sa collègue. Elle l'est. C'est leur affaire, à
eux, à présent. Il en est heureux. Elle l'a aidé, plus qu'il n'y parait. Il revit grâce à elle. Si bien que, lorsqu'une fois de plus, ils se retrouvent face à face sur une table d'un restaurant qu'ils auront l'honneur de fermer lorsqu'ils le décideront, le regard de l'Anglais n'est plus la même pour celle qui maintenant, travaille officiellement avec lui. Elle le comprend tout de suite, et laissé échapper un sourire charmeur. Ils ne sont plus que tous les deux, mais la musique continue de tourner. Il se lève, fait un pas vers elle, puis lui tend la main. Elle comprend, alors elle aussi, se met debout. Ils commencent à danser, lentement, sensuellement. Le visage d'Agnès est reposé sur l'épaule de David. Elle sent sa respiration, c'est agréable.
En cette fin d'été 1973, une nuit humide mais chaude, alors qu'ils sont seuls dans ce décor de conte de fée, David Fitzgerald et Agnès Leroy échangent leur premier baiser.
Sugar;;Editors
Les années qui suivirent furent merveilleuses. Ils se découvraient encore au quotidien, alors qu'ils travaillaient au restaurant. David épatait perpétuellement Agnès en élaborant de nouveaux plats, en lui faisant goûter ses trouvailles. Elle, elle gérait l'entreprise que la chose était devenue : un vrai business comme elle en avait toujours rêvé. L'affaire marchait bien. A dire vrai, Le Bel Ami devint rapidement une des références de Manchester en ce qui concernait la restauration de luxe. Vous savez, ces établissement où l'on vous prend votre manteau lorsque vous pénétrez dedans, dans lequel on vous présente votre plat lorsque vous le recevez à votre table, que l'on vous fait goûter votre vin. Ici, on échange des politesses à longueur de temps, on est propres - très propres- sur soi : on sent bon, on est toujours bien coiffés, maquillées -pour les femmes- avec élégance. On prend soin du détail, au Bel-Ami. Le client est roi. Le client, d'ailleurs, n'y est pas un client lambda. Il s'agit de la bourgeoisie locale. Les touristes fortunés s'y rendent également régulièrement. David commence à avoir ses habitués.
Entre David et Agnès, tout semble idyllique. Ils se ressemblent énormément, et se comprenaient sans se parler. Ils font partie de ces couples fiers, peu expansifs mais qui s'aiment passionnément. Ils ont ce côté extrêmement professionnel qui parfois, dérange. On a du mal à se lier réellement d'amitié avec eux. Ils en deviennent presque hautains, là, comme ça, cachés dans leur bulle, leur microcosme, leur petit univers. Rien ne semble pouvoir leur résister. En voyant défiler la bourgeoisie anglaise - voire étrangère -, ils en deviennent presque eux-mêmes une caricature du raffinement extrême, celui que l'on voit de loin sans oser l'approcher tellement il en devient gênant face à une réalité rude, implacable.
Ils finissent par habiter ensemble, puis acheter un immense appartement, refait à neuf à l'aide d'un architecte en vogue. Si Agnès perd de plus en plus son accent français, elle éprouve toujours une immense affection pour sa terre natale. Elle en parle souvent à son compagnon, si bien qu'avec la petite fortune qu'ils amassent - ils ne croulent pas sous l'or mais sont bien loin d'être dans le besoin -, ils prévoient de nombreux voyages en France. La jeune femme, plus mature mais toujours aussi belle et gracieuse, présente le cuisiner à ses parents.
Il apparaît finalement assez rapidement - au bout de quelques années -, que malgré des egos qui parfois s'entretuent, Agnès et David vont passer leur vie ensemble, ou si ce n'est pas le cas, au moins une grande partie.
MANCHESTER. FEVRIER 1979.
Agnès revient d'une visite chez ses parents. Elle sort de l'avion. Le vol n'a pas été long mais elle est épuisée. La fatigue est présente dans chaque parcelle de son corps. Ce qui était censé être des vacances s'est révélé plus exténuant que prévu. Ses parents la voient si peu, que lorsque la presque trentenaire va voir ses parents, ils la comblent d'activités. Elle revoit sa meilleure amie d'enfance, elle sort plus que lorsqu'elle était plus jeune. Oh, ne vous y détrompez pas, on ne la croise pas dans des bars à la population étudiante. Non, avec son rang et son air impérieux, la gérante ne sort que dans les lieux de la haute de Paris. Elle s'habille de robes de grands couturiers et ne se prive pas de bouteilles coûteuses. Elle profite de Paris, redécouvre le métro, l'ambiance nocturne, les croissants, le bon vin français.
Lorsqu'elle sort de l'aéroport, la femme se place sans attendre à l'emplacement pour attendre un taxi. David travaille et ne peut guère se déplacer pour venir la chercher. Pourtant, il l'appelle. Il est environ 15 h, il est en pleins préparatifs pour la soirée.
" Non, ne le fais pas ce soir. Je dois être là, tu le sais. "" Je suis grand! Tu l'as goûté, tu sais qu'il va nous rapporter gros. Je te dis, les Smith sont là, c'est une occasion en or. "Agnès soupire. Il ne l'écoute jamais!
" On ne lance pas un plat comme ça, sur un coup de tête! On doit prendre le temps, faire les choses bien! Oui, c'est une assiette magnifique, je te l'accorde, mais tu sais que c'est aussi une question de... " Elle cherche ses mots, ferme les yeux. Mon dieu qu'elle est fatiguée. Elle en perdrait presque son souffle, comme ça, à s'égosiller au téléphone, alors que les voitures passent à quelques mètres d'elle, faisant gronder leurs moteurs.
" ... de marketing ! Merde, c'est mon job ! " Elle ne jure pas souvent, mais elle commence à s'énerver.
Elle en perdrait presque le souffle.
C'est comme ça que cela marche entre eux. Ils se ressemblent tellement que c'est difficile d'en voir un flancher devant l'autre. Ca hurle de plus en plus fréquemment entre eux. Le ton hausse de plus en plus fort. Leurs retrouvailles vont être électriques, elle le sent. Il pense certainement qu'elle va céder, parce qu'elle lui revient surement de bonne humeur de la capitale française et de son foyer parental. Mais non. Agnès a toujours son caractère bien trempé, calculateur, perfectionniste. Elle ne lâchera pas l'affaire.
" Ne t'avise pas de faire ça. Tu sais que c'est une bêtise, bon sang !! Les Smith reviendront !! "A l'autre bout du fil, la voix masculine du cuisinier hausse le ton également. On sent que sa patience a des limites, que la cuisine, c'est SON domaine, et qu'il sait ce qui va marcher, et quand. Il faut dire que les Smith ont découvert grâce à lui les escargots, et qu'ils adorent. Ca tombe bien, ce nouveau plat en contient...
David ratiocine, sa voix est coupée par quelques grésillements mais reste forte. Il va chercher loin. Il ne se laissera pas abattre par sa compagne; elle a ses droits, elle le sait, mais elle ne cuisine pas. Le cuisiner, c'est lui. Ses créations sont sa façon de s'exprimer, un art à part entière. Il veut les partager, et ça n'a rien à voir avec un quelconque caprice, comme elle a l'air de le penser. Le quasi quarantenaire, toujours aussi vif, vocifère, debout derrière le bar, alors qu'un cahier rempli de notes y est posé, attendant le résultat de l'échange. Son propriétaire commence à lever les bras, à hurler avec son accent. Son monologue le rassure presque, comme si elle entendait ses arguments, comme si elle songeait vraiment à sa demande, comme si elle le prenait au sérieux.
Il était emporté, ce jour-là. Ce jour de février 1979. Ce jour où le froid était presque trop pesant dans les rues de Manchester, où la brume ne s'était pas levée de la journée, apportant une ambiance comme fantomatique à la ville.
Ce jour où, tellement impétueux, David Fitzgerald n'entendit pas le bruit, au bout du fil, qui pourtant aurait dû lui mettre la puce à l'oreille. Le bruit d'une chute, lointaine à l'appareil, mais pourtant certainement bien audible. Il ne percuta pas que ce n'était plus la voix de la Française qu'il pouvait reconnaître. Ce n'était que des voix floues, distantes. Un brouhaha.
Elle en avait perdu le souffle.
S'était écroulée; un chauffeur de taxi était sortit en trombe de son véhicule, un homme d'affaire avait raccroché son téléphone. Elle, elle s'était agrippée au sien, seul contact avec l'homme que malgré tout, elle aimait.
Elle, Agnès, cette femme toujours impassible et à l'allure digne, avait eu une crise cardiaque l'année de ses 32 ans.
Atlas;;Coldplay
Aujourd'hui encore, David pourrait vous raconter comment cela s'est passé. Comment on a appelé les urgences, comment on l'a emmenée à l'hôpital. Il pourrait surtout encore vous dire, à quel point cet homme avait changé le cours de sa vie, simplement en croisant son chemin. Sa vie d'homme, sa vie actuelle, n'a dépendu que d'un seul homme.
Alors que David avait accouru à l'hôpital, laissant loin derrière lui les escargots et les Smith, il ne savait pas que la vie de sa compagne se jouait réellement. Il ne le sut que tardivement, arrivé après la bataille. Il s'en veut encore aujourd'hui, de l'avoir énervée, poussée à bout, et de ne pas avoir été là. Celui qui le fut à sa place porte le nom de Lyle. Lyle Buckley est l'homme qui lui sauva la vie. Ce cardiologue professionnel et consciencieux. Le coeur d'Agnès avait lâché, il y avait des précautions à prendre. On lui posa des questions, on lui fit des analyses. Il faudrait peut-être lui poser un pacemaker. Toutes ces informations, David les apprenait de loin, comme s'il regardait les informations télévisées. Il était spectateur de la vie de sa compagne. Et il se rendit compte à quel point il l'aimait, à quel point la voir ainsi, vulnérable, le touchait au plus profond de lui. Il dut l'admettre, il en était amoureux. Il ne dormit pas pendant des nuits, ne se nourrit plus jusqu'à apprendre qu'Agnès était hors de danger. Et il n'aurait jamais pu le faire sans Lyle. Lyle, cet homme qui lui ressemblait beaucoup, au final, avait su trouver les mots pour le rassurer.
Il y eut un suivi. Régulièrement, le couple dut se rendre dans le bureau du médecin, échanger sur le rétablissement d'Agnès. Ils s'ouvraient de plus en plus au Dr. Buckley, lui parlaient de leurs inquiétudes. David, toujours meurtri par ce qui était arrivé à Agnès, laissait échapper ses pensées et ses craintes plus facilement qu'il ne l'aurait souhaité. Pourtant, le Dr Buckley, jamais, n'esquiva une question, ne le prit de haut, ne toisa ce restaurateur nouveau riche et hautain. Jamais il ne laissa tomber ce couple hors norme, fatigué mais à l'apparence toujours impeccable et noble. A dire vrai, les deux hommes s'entendaient bien. David apprécia son travail, heureux de retrouver sa femme, conscient de la chance qu'ils avaient eu.
MANCHESTER. NOVEMBRE 1979.
David s'active en cuisine. Les couverts produisent ce chant auquel il est tant habitué et qu'il apprécie tellement. Les fourneaux, eux aussi, font du bruit, plus assourdissant peut-être; le quarantenaire donne des ordre à ses employés qui courent partout. On lui rapporte régulièrement des assiettes, pour la plupart vides, et il en est fier. Ce soir, il lance son plat aux escargots et ... les Smith sont là.
Mais ce n'est pas à eux qu'il parlera le plus ce soir-là.
Agnès, elle, comme bien souvent, offre la grâce de sa présence en salle. Les mains liées, l'air distant mais chaleureux, elle se promène dans l'établissement, vérifiant que tout se passe bien, inspectant les réactions des clients, les saluant de temps en temps, les accueillant tous. Elle n'a pas repris le travail depuis bien longtemps, mais elle ne pouvait plus attendre. Elle aime trop ce qu'elle fait. Elle s'assied donc plus que d'accoutumée, demande régulièrement des verres d'eau au bar. Pourtant, elle ne perd rien de sa distinction et de son sourire. De temps en temps, elle va faire un tour du côté des cuisines, où sont compagnon l'émerveille, si passionné par la création de ses mets qu'il en est presque attendrissant.
Mais cette soirée-là, au-delà d'être celle de l'introduction du nouveau plat aux escargots, sera celle où leur vie va prendre un nouveau tournant.
Mr et Ms Buckley rentrent au Bel Ami. Agnès, comme pour chaque nouveau client, se dirige vers la lourde porte, pour les saluer. Elle ne les reconnait pas de suite, mais en croisant le regard du cardiologue, son visage s'illumine davantage encore. La Française le reconnaîtrait entre mille, son sauveur. Elle l'a rencontré un nombre incalculable de fois, et même si David, encore plus qu'elle, semble l'apprécier et être reconnaissant pour son travail, il est pour elle ce qui se rapproche le plus d'un confident. A ses côtés, une belle femme lui tient le bras. Tous les deux sourient.
La gérante va les saluer chaudement. Après quelques politesses échangées, elle leur montre une table et s'éclipse aussi discrètement que possible en cuisine. David et elle se mettent d'accord : la note sera pour la maison.
La soirée se déroule ainsi, agréable, remplie de sourire malgré une Agnès fatiguée mais imprudente, à ne lésiner aucun moyen, ne s'accorder aucune pause. Mais c'est peu avant la fermeture de l'établissement, alors que seulement quelques tables encore sont occupées, dans cette ambiance qui se fait alors encore plus intimiste et paisible. On entend, au loin quelques voix basses, quelques chuchotements, et une chanson de jazz jouée au piano. Les pas d'Agnès, feutrés sur la moquette bordeaux du sol, se dirigent vers le couple Buckley. Après les avoir laissés seuls le repas durant, enfin, elle se permettait de parvenir jusqu'à eux. Elle leur annonce que la note est pour eux. Ils commencent à discuter. Le Dr Buckley demande des nouvelles de son cœur ; elle répond honnêtement, sans en rajouter des couches. Puis elle entend la voix de celle qui accompagne le cardiologue. Une voix énergique, féminine, assurée. Elles commencent à parler, à se découvrir des points communs.
Les derniers clients partent peu à peu.
Au bout d'une heure, il ne reste que leur table de trois, que rejoindra David, cherchant Agnès.
Et c'est ainsi que les deux restaurateurs inabordables, perfectionnistes, ambitieux et humainement abhorrés trouveront enfin des amis ; ces individus qui vous acceptent tels que vous vous présentez à eux, et à qui vous pouvez le rendre avec toute votre affection.
80's Life;;The Good, The Bad & The Queen
Leur amitié fut quelque chose qui unit les deux couples au-delà de toute espérance. Alors que David et Agnès se pensaient solitaires à jamais, voilà qu'ils avaient trouvé des compagnons de voyage. Agnès devint rapidement très bonne amie avec Juliet : leurs ressemblances devinrent frappantes et leur relation évidente, si bien qu'elles organisèrent, sans trop demander l'avis de leur compagnon respectif, des dîners à quatre. Ils en mangèrent, des mets de David à leur appartement, ils en burent, des verres de vins, des verres d'alcool en tous genres. David et Agnès prirent confiance en l'amitié qui les liait au médecin et son épouse. Les deux hommes finirent même par faire des soirées foot, au stade ou devant la télévision pendant que les dames discutaient autour d'un bon verre plus loin.
La complicité se liait sur leurs visages, leurs rencontres devinrent moins formelles : ils se créaient peu à peu une petite bulle, une petite famille de substitution. Agnès en parla à ses parents comme du plus beau cadeau qu'elle eut jamais reçu de la vie, en dehors de David et du Bel-Ami. Juliet était son alter-ego, Lyle semblait être celui de David. Ils aimaient les belles choses, les bons produits, prendre soin d'eux, de leur apparence. Ils étaient du même monde, cette bourgeoisie en vogue dans Manchester, celle qui ne rit pas à gorge déployée en public mais qui se surprend à développer de proches liens avec quelques personnes lorsqu'elle s'y attend le moins.
Alors, lorsque David fait sa demande en mariage à Agnès, c'est évident : Lyle sera témoin, Juliet demoiselle d'honneur. C'est aussi simple que cela. Aujourd'hui encore, ils rigolent de cette soirée luxueuse, où la robe de princesse d'Agnès avait fini arrosée de champagne, où les pas de danse des deux hommes avaient fait rire leur public, où Mme Fitzgerald avait dansé jusqu'à en perdre le souffle, obligée de s'asseoir en catastrophe sur une chaise pliante dans un coin de pièce, sous l’œil inquisitoire de Lyle. David lui avait apporté un verre d'eau, aux petits soins, puis l'avait ramenée sur la piste de danse, où cette fois-ci, l'ambiance était beaucoup plus posée.
La franco-anglaise avait invité sa meilleure amie d'enfance, mais plus que jamais, elle avait senti entre elles une distance certaine. La jolie mais timide Lola était devenue institutrice dans le sud de la France ; leurs mondes, leurs espoirs s'étaient éloignés. Elles n'avaient plus rien à se dire. Pourtant, le regard que Lola lui avait lancé lorsque la nouvellement épouse de David lui avait présenté ses amis reste encore gravé dans sa mémoire : elle y avait presque lu de la déception. Un au revoir cruel mais triste.
Ce genre de regard furtif mais qui vous marque.
David, lui, avait passé de beaux moments de complicité avec ses frères, souriant comme il le faisait si rarement : des sourires simples, sans artifices, sincères. Il avait rit aux éclats. Il avait mangé des mets qu'il n'avait pas créé, modifié sans cesse. Il avait profité de la vie. Jamais Agnès ne l'avait vu ainsi, et jamais, sans doute, elle ne le reverrait sous ce jour. Mais peu importait. Cette soirée avait été la leur. A eux deux, dans ce modeste château ; petit mais magnifique, avec ses jardins calmes, son parquet qui craquait lorsque l'on s'éloignait du salon où la musique s'élevait, ses plafonds hauts. Jamais Agnès ne s'était sentie aussi belle ; son allure d'ordinaire un minimum stricte, ici, laissait place à celle d'une enfant dont le rêve de conte de fée se réalisait. Et puis il y avait Lyle et Juliet. Sa famille, celle qu'elle s'était trouvée en plus de David.
Ils n'étaient pas extensifs les uns avec les autres, mais la connivence qui les unissait ne faisait aucun doute, elle se lisait dans leurs regards, leurs gestes, les petits sourires qu'ils se lançaient d'un bout à l'autre de la salle, parfois, lorsque Mamy Huguette embêtait Agnès.
MANCHESTER. JANVIER 1982.
Il fait froid à Manchester. L'hiver s'abat enfin, lourd, sur la ville anglaise. La brume est présente depuis des semaines maintenant, mais les Mancuniens grelottent dans leurs manteaux, cachés derrières leurs écharpes et leurs bonnets. On se presse dans la rue, on rentre dans les magasins rapidement, on ne traîne pas entre copains, si ce n'est dans les pubs qui se remplissent, favorisant une chaleur humaine - à tous les sens du terme - certaine. Nouvel an est passé depuis quelques jours à présent - environ dix jours, pour être plus précis -, les festivités de la fin d'année sont bel et bien terminées. On est retourné travailler, se lever tôt, se fatiguer à la tâche, ou repartir à la recherche d'un emploi vaillamment.
Pour les Fitzgerald, c'est tout un univers qui est en train de changer autour d'eux. Les matins sont difficiles, en particulier pour Agnès.
Ce soir-là, ils boivent quelques verres avec Lyle et Juliet. C'est un peu le grand soir, les époux sont sur leur trente-et-un, impatients de retrouver leurs amis. Et pour cause, ils ont une grande annonce à leur faire. Pourtant, ils n'ont pas préparé de grands discours, loin de là. Ils en sont au deuxième verre - de soda pour Agnès - lorsque l'information, avant le début du match de foot à la télévision mais après le débat sur la disparition des ours polaires, est lancée.
" D'ailleurs, Agnès est enceinte! " lance David de son air impassible qu'on lui connait si bien. Sa femme, en face de lui, semble imperturbable, mais en réalité, elle cherche la meilleure façon de rebondir après une annonce pareille. Elle ne sait guère qu'ajouter ; cet enfant, il n'était pas particulièrement attendu, mais ils ne le regrettent pas pour autant. C'est ce que font les gens normaux, parait-il : se mettre en couple, devenir stables, avoir un enfant. Ils en sont à la dernière étape. Après, ils pourraient reprendre leurs affaires au restaurant normalement. Ils allaient être une
réelle famille. Oui, au final, Agnès ne sait pas encore si il y a de quoi éclater de joie, mais ... mais elle sourit. Parce que cela se fait, et puis parce que ce moment est agréable. Parce que David, avec ses yeux en amende marrons, semble épanoui, plus que jamais, même si lui non plus, ne laissera jamais apercevoir une quelconque exaltation. Surtout pas après seulement deux verres.
Finalement, elle ne rebondit pas. Elle n'a pas à le faire : leurs amis réagissent aussitôt.
Pavane;;Fauré
Le mois de janvier est le troisième de sa grossesse. L'enfant va bien, les futurs parents se font doucement à l'idée. Cependant, rien - ni l'interdiction d'alcool, ni les vomissements de madame - ne les empêche de voir leurs meilleurs amis. Ils en passent, des soirées chez les uns, chez les autres. Ils profitent de ces bons moments, parce qu'au fond, sans doute, ils sont conscients que les choses ne seront plus jamais telles qu'elles sont à cet instant présent. Un nouveau petit être va intégrer leurs quotidiens. Agnès réfléchit à la façon dont gérer le restaurant lorsqu'elle aura accouché. David, lui, continuera, pour sûr, de cuisiner, car sans sa passion, il n'est rien ou si peu.
" Non, mais vous alliez l'appeler Nolan, je pensais que tu disais ça comme ça ! Pour blaguer! "Ils rigolent tous les deux, mais au fond, alors que le match Chelsea - Manchester commence dans quelques minutes à la télévision, les deux amis savent qu'il va falloir négocier.
" Tu ne peux pas laisser mon fils s'appeler ! Annibal! A-nni-bal! Comme le tueur en série, tu visualises ? Et Gidéon? Gidéon ??"Presque affolé rien que d'en parler à quelqu'un d'autre sa femme, ce qui rend les choses encore plus réelles, il hausse le ton. Dans la pièce voisine, Juliet et Agnès papotent. Mais elles font une pause.
" Je t'entends! "David soupira et, bière à la main, envoya à son voisin de canapé un regard plein de détresse. "Nolan" était le seul prénom sur lequel les époux Fitzgerald avaient réussi à trouver un terrain d'entente, et là, son meilleur ami venait de lui annoncer que... eh bien, ils risquaient d'avoir deux Nolan. Un chacun.
Et le problème, c'est qu'il connaissait très bien son meilleur ami. Lyle était loin de laisser tomber cette idée. Il en était conscient, tous les deux, de toute façon, se ressemblaient énormément, et leur fierté guidait bien souvent leurs actes, et leurs décisions de façon générale.
Après un instant où seules les voix féminines de la maison se faisaient entendre au loin, entrecoupées de rire, Lyle se tourna vers son ami.
" Tu supportes Manchester à quel point? "David haussa un sourcil, mais au fond, savait où il voulait en venir. Il avala quelques gorgées de bière. Oh, il ne savait pas si en soi, ça le dérangeait réellement. Cet enfant, il l'aimait déja si fort mais aussi, tellement à sa façon... et connaissant les deux hurluberlus devant leur match, il n'y avait qu'une seule façon de les départager.
" Au point de leur laisser l'avenir de mon fils entre leurs mains. "Non, vous ne rêvez pas.
Et voilà comment celui qui devait possiblement se nommer Nolan Fitzgerald, porta finalement le nom d'Annibal Gidéon Fitzgerald. Merci Manchester.
Annibal Gidéon Fitzgerald naquit le jour du solstice d'été ; le 21 Juin fut la première journée de ce beau bébé, né dans un climat d'affection relativement moyen. On ne fut pas outre-mesure attendri par ses petits yeux marrons - ceux de sa maman -, ni par ses minuscules mains. Il fut cependant couvert de cadeaux ; les clients du Bel Ami gâtèrent le nouvel arrivant dans la famille Fitzgerald et ses parents le dorlotèrent. D'ailleurs, en réalité, contrairement à ce que l'on aurait pu penser, ce fut David qui prêta le plus d'attention à son fils ; Agnès, épuisée, et craintive de cet énorme changement que peut-être, finalement, elle aurait voulu éviter dans sa vie de femme d'affaire, le prenait régulièrement dans ses bras, lui parlait avec amour sans pour autant déborder d'un quelconque instinct maternel.
A Light (Night);;Charlie Winston
On pourrait croire qu'étant fils unique, Annibal Gidéon Fitzgerald souffrit d'une solitude relativement extrême. Pourtant ce ne fut guère le cas. Dès qu'il fut né, il fut habitué aux voix des meilleurs amis de ses parents. Leurs visages lui furent aussi familiers ou presque que ceux d'Agnès et David.
Et surtout, l'année même de sa naissance, on lui fit rapidement le cadeau le plus beau de l'univers. On lui offrit celui qui, non grâce au sang, mais grâce au fort lien que pouvait être l'amitié, devint immédiatement comme un frère pour lui.
Nolan, donc.
Nolan Buckley, fils de Lyle et Juliet, fut de la fin de l'année, si bien qu'ils n'eurent que quelques mois d'écart. Ils apprirent à marcher pratiquemment en même temps, à parler également. Mais eux n'avaient guère besoin de tout cela au début de leur vie. Leurs premières communications, ils les firent entre eux. Leurs premiers rires, ils les eurent ensemble. Les deux petits bruns apportaient une nouvelle ambiance aux retrouvailles des quatre amis. Les habitudes de ceux-ci, évidemment, durent changer. Agnès, d'ailleurs, eut du mal, réellement, à se faire à cette idée. Elle dut s'occuper de celui qu'elle avait appelé Annibal par dépit. Encore aujourd'hui, parfois son fils se demande si elle ne lui a pas choisi ce prénom pour lui faire comprendre à quel point elle le détestait.
Gidéon comprit rapidement qu'il n'était pas aimé par sa mère comme il l'aurait pu l'être d'une autre femme, moins obnubilée par son travail, son image, sa jeunesse chic et haute gamme. Il s'y fit grâce à son père, présent de la manière qu'il pouvait. Toujours cuisiner, celui-ci passait peu de temps avec sa famille, mais lors des réunions avec les Buckley, il fallait l'admettre, l'on pouvait voir que David essayait de jouer le rôle de père dans lequel pourtant, il n'était guère à l'aise. Parfois, il lui faisait goûter quelques bouts de plats, essayant de lui transmettre son amour de la cuisine, en prenant grand soin de l'appeler Gidéon, mettant de côté son premier prénom. Gidéon, lui, comprit rapidement que son propre prénom avait été source de désaccord entre ses parents. Nolan, d'ailleurs, le comprit rapidement également, et dès qu'il fut en âge de le nommer, choisit "Fitz" ou d'autres surnoms ridicules. Mais personne, en dehors de sa génitrice, ne l'appela Annibal.
Les années passèrent, et Gidéon sut qu'il n'avait pas une enfance traditionnelle, dans le sens où il ne passa pas de moment particulièrement privilégié avec sa mère, qui reprit le travail dès qu'elle le put - cela se compta en mois -, où il n'eut pas énormément d'amis - Nolan était le seul, son confident, celui sans qui il n'était plus rien -, où on lui appris les bonnes manières et le goût des bons mets aussi vite qu'à parler ou marcher.
Les Buckley et les Fitzgerald, comme bien souvent, prirent la même décision : à 5 ans, Nolan et Gidéon intégraient doucement le système éducatif britannique en intégrant une école primaire privée de Manchester.
Ses parents comblaient leur absence par nombre de cadeaux, d'objets d'attentions qu'ils considéraient comme importantes, plaisantes, de rencontres de "gens importants" dont il comprenait à peine les paroles doucereuses.
Pourtant, malgré l'indifférence qui régnait en lui lorsqu'on lui offrait tout cela, il y eut bien un présent qui le marqua. Lorsqu'il y songe aujourd'hui, il est conscient qu'il était empli de sous-entendus, mais peu importe. Car le piano qui arriva par miracle dans le majestueux salon
familial pendant qu'il jouait avec Nolan, fut presque un tournant dans sa construction personnelle.
Il devait être âgé de huit ans peut-être. Nolan et lui jouaient dans le jardin étendu des Fitzgerald. Leurs rires embêtaient peut-être les voisins, mais ce n'était pas la Nanny qui allait râler, puisqu'elle était au téléphone depuis bien longtemps et les surveillait d'un coup d’œil furtif de temps à autres. Gidéon avait vaguement entendu la sonnette de la maison au loin, mais n'y avait pas davantage prêté attention. Il avait mieux à faire avec son meilleur ami. Il avait l'impression - certainement vraie - qu'il ne pouvait être lui-même qu'en sa compagnie. Ses rires n'étaient sincères qu'avec lui, son sourire n'était jamais aussi resplendissant que face à lui. Il n'osait être un enfant qu'à côté de Nolan. Alors lorsqu'ils rentrèrent à nouveau dans le salon par la porte vitrée, sortant de leur petit univers de leur pression familiale ils ne comprirent pas tout de suite d'où ce piano sortait. Il était beau : noir, vernis, il brillait et le soleil se reflétait sur sa caisse. Nolan et Gidéon s'étaient regardé et avaient couru jusqu'à l'instrument avant de pianoter n'importe quoi sur les touches.
Au bout de quelques mois déjà, Gidéon sut qu'il était amoureux des claviers et tapotait ses doigts quand il se retrouvait sur une table. La musique devint son moyen de s'exprimer avec ses parents ; il s'énerva profondément contre eux en frappant sur les touches en prenant grand soin de ne provoquer aucune harmonie ; il s'apaisa en jouant les mélodies les plus douces qui lui soit donné de trouver. Si Nolan était son meilleur ami, son piano devint son langage.
Mais l'année de ses huit ans marqua un autre changement : Nolan commença à changer. Gidéon, pourtant, ne se privait guère de partager de nombreux moments avec lui, mais le comportement de son meilleur ami commença à troubler. L'école, dans un premier temps, montra un intérêt particulier à ses sautes d'humeur. Puis cela devint une affaire de famille. Les Buckley en parlaient de plus en plus, les Fitzgerald demandaient des comptes à Gidéon.
Lui s'en foutait complètement, il faut bien le dire. Il était un enfant avec son meilleur ami et son piano. Oui, Nolan, parfois, pouvait être difficile à saisir, et Gidéon s'était même auto-donné le rôle d'arrière. Mais ne croyez pas pour autant qu'il était docile et honnête. Non. Gidéon aimait son meilleur ami, peut-être plus que ses parents. Et lorsque parfois, il entendait certaines remarques d'enseignants, ou même de ses parents, il prenait partie. Parfois même, il avait envie d'être puni pour lui. Parce qu'il connaissait Nolan, et qu'il savait qu'il était l'une des personnes les plus belles qu'il connaisse.
Et puis, il n'y avait qu'avec lui qu'il pouvait faire exploser des pétards dans les toilettes des filles. Voilà voilà.
Fell Like Children;;Maximilian Hecker
" Attends, je vais tomber !! " chuchotait Gidéon, 12 ans, à son meilleur ami, alors qu'il avait agrippé la branche d'un arbre, tandis que le second protagoniste lui faisait difficilement la courte échelle. Il fallait dire que le but de la manœuvre était le résultat de longs débats stratégiques.
" Personne t'entend! Par contre tu me mets de l'eau... dessus... " répondit Nolan en détournant la tête avec une grimace.
Gidéon, qui portait un sceau d'eau de la main qui n'était pas vaillamment accrochée à l'arbre dans lequel il tentait tant bien que mal de grimper, sentait son reste d'équilibre quitter chaque parcelle de son corps.
Voilà comment Gidéon tomba à moitié sur Nolan d'un bruit sec et que le sceau faillit l’assommer après l'avoir trempé et frigorifié.
Les deux amis avaient fini par se disputer gentiment. Eux qui voulaient piéger la directrice de leur école s'étaient retrouvés trempés et sévèrement disputés par des parents qui, ne les voyant par revenir, les attendaient de pied ferme à la maison.
Mais il s'était passé quelque chose dans la tête de Gidéon. Il avait compris, en tombant de l'arbre, et en se disputant avec Nolan, que son esprit avait divagué, voyagé et l'avait emmené vers d'autres contrées. Il avait oublié leurs parents et leurs relations avec eux, le manque d'amour des siens, ses résultats trop faibles à l'école et les conflits avec les instituteurs. Il avait oublié jusqu'à l'amour que sa mère portait davantage à son restaurant qu'à lui, le temps que son père prenait moins pour lui pour lui faire goûter ses plats. Il en avait omis les regard envieux de certains camarades, les remarques désobligeantes vis à vis de son ami. Et il avait compris à quel point ce dernier était sa famille.
Pourtant, rien n'y fit. Cette fois-ci, il fut puni sévèrement. Il fut enfermé chez lui. En temps normal, il trouvait un moyen de passer par dessus-les murs, de tomber volontairement par la fenêtre ou de téléphoner à Nolan pour qu'il vienne faire une diversion... Seulement, là, comme il avait expliqué la manœuvre sans complexes devant ses parents par défi, on le priva de téléphone et on guetta régulièrement qu'il était encore là.
Puis il n'avait pas la tête à fuir la maison familiale.
Non.
C'est à ce moment là qu'il commença à dessiner. Il prit une feuille blanche, un vieux crayon de papier retrouvé au fond de son sac de cours. Il commença à griffonner. Dans un premier temps, les lignes devinrent des arabesques. Les arabesques finirent par prendre des formes plus complexes ; le gris foncé se faisait de plus en plus dense sur une feuille dont le blanc de base était de moins en moins perceptible. Peu à peu, le garçon commença à dessiner de petits paysages, de petits personnages qu'il recopiait sur des livres. Il tenta d'y ajouter des couleurs, d'apporter quelques touches personnelles à ses productions. Certains dessins finirent dans le tiroir et ne furent pas retrouvés avant bien des années.
Voici comment Gidéon trouva sa voie.
Le dessin devint, au-delà de celle de la musique, sa passion première. Il dessinait seul ou avec Nolan, en cours lorsqu'il n'était pas occupé à élaborer un plan diabolique avec son voisin de table. Ses notes continuèrent de chuter mais il ne s'en inquiéta pas ; il était jeune mais avait trouvé le chemin qu'il allait prendre, et rien de ce qu'il apprenait dans l'une des meilleures écoles privées de Manchester n'aurait pu l'aider à parvenir à son but. Il serait dessinateur. Il aurait un piano chez lui. Il vivrait avec Nolan.
Un an plus tard, alors qu'il s'éloigne de plus en plus de la réalité, qu'il occulte son éducation de manière générale, renie plus ou moins consciemment ses parents, spécialement sa mère, les choses vont encore prendre une autre tournure.
Il a alors un peu plus de treize ans, et le petit brun (déja bien grand pour son âge, soit dit en passant), traîne dans le parc avec Nolan. Il fait nuit, seuls quelques réverbères les éclairent. Ils ont fait les fifous, ils ont acheté un paquet de dix cigarettes à deux. Ils sont grands, c'est le moment de devenir virils!
Sa Nanny a sans doute appelé le restaurant en catastrophe pour signaler l'absence de Gidéon, qui avait quitté les cours quelques heures auparavant. Comme d'habitude, l'adolescent sait ce qui l'attend dès qu'il rentrera chez lui : l'air excédé mais renonçant de sa mère, le regard froid d'un père déçu de son fils. Son propre mutisme à tous les mots qu'ils tenteront de trouver pour le faire réagir.
Alors voilà. Gidéon est assis sur le dos d'un banc avec son meilleur ami, qui ouvre difficilement le paquet de cigarettes alors que Gidéon fouille dans son petit portefeuille d'ado pour lui rendre la monnaie qu'il lui doit pour cet achat. Tous les deux parlent de choses et d'autres depuis qu'ils ont quitté les cours (naaan, j'déconne, depuis bien avant). Au bout de quelques instants, ils ont chacun leur clope au bec et se lancent un coup d'oeil. Nolan porte maladroitement le briquet jusqu'à la clope et finit par l'allumer. Il ne réagit pas tout de suite, le temps de donner le briquet à Gidéon, qui le rejoint dans sa bouffée de goudron. Tous les deux finissent par tousser, puis par rire en se regardant, puis par tirer une autre latte, puis une autre.
Long Nights;;Eddie Vedder
Goodbye;;Archive
A Light (Day);; Charlie Winston
. . . EN COURS.