« C’est bon. Normalement tout est bon. » La voix de Isaac, monotone et reflet de son épuisement, venait de rompre le silence du petit bureau sous les combles. Pas de « merci », pas de « bonjour », pas de « merde », les deux phrases se suffisaient à elles-mêmes - et, de toutes façons, il n’était pas en état d’élaborer beaucoup plus. Précautionneusement, il glissa son pouce et son index sous ses lunettes pour frotter ses yeux. Une, deux secondes, une réponse à l’autre bout du fil qu’il n’écouta qu’à moitié, et puis il ajouta enfin: « Ok. Dis à Arthur de prendre le relai. Et dis-lui que s’il a des questions il peut aller se faire foutre pour les vingt-quatre prochaines heures. » Il esquissa un maigre sourire quand son collègue, à l’autre bout du fil, indiqua qu’il n’oserait troubler son beauty sleep, avant de raccrocher et de déposer à nouveau son téléphone portable sur le bureau. Il arracha le deuxième écouteur, resté suspendu à son oreille, et s’étira longuement, muscle après muscle. Son ipod hurlait les accords de Breathe In de Japanese Wallpaper dans le vide, il laissa sa tête rouler sur le dossier de son fauteuil de bureau. Ses yeux, enfin, se posèrent sur le plafond, et pendant quelques minutes il resta immobile, un peu hagard. A cet instant, rien ne comptait plus à ses yeux que la contemplation passionnée de la toile d’araignée qui s’était formée au bord de la poutre. A l’aveugle, il partit en quête du paquet de cigarettes qui l’accompagnait toujours dans ses folles nuits de programmation - un petit soupir de soulagement franchit ses lèvres quand il trouva du même coup son briquet. Quelques secondes encore et il exhalait un long volute de fumée. Il se dit, mollement, qu’il serait temps de manger quelques choses. Déjà originellement doté d’une sérieuse tendance à se laisser jeuner pendant des jours quand le travail et la fatigue lui coupaient l’appétit, ses mauvaises habitudes étaient allées croissantes avec le départ de sa femme - il était à peu près certain de ne rien avoir mangé depuis la veille, et échouait misérablement quand il tentait de se souvenir de ce qui avait atterrit dans son estomac en dernier. Par contre, il remarqua bien vite qu’il n’avait pas bu le moindre café depuis au moins deux heures. Et ça, c’était intolérable. Avec toute la motivation et l’énergie d’un homme qui manque sévèrement d’heures à son quota de sommeil, Isaac se releva, dépliant précautionneusement ses jambes, luttant contre quelques petites traces de vertige. Il baissa les manches d’une vieille veste de baseball héritée du lycée sur ses avant-bras, écrasa sa cigarette à moitié consumée dans le cendrier trop plein, enroula autour de son cou son écharpe la plus proche. Un petit bruit franchit ses lèvres, tout proche de celui que produirait un chien, ou un chat, à l’instant où il se retrouverait dans une atmosphère familière et dans une chaleur confortable. En parlant de chien… Il y avait quelques heures déjà que Marius n’avait pas fait la moindre apparition dans son bureau, langue pendante dans une volonté manifeste de jouer à la balle ou les yeux plein de « gratte-moi le ventre, ô maître vénéré, je suis plus intéressant que ton écran lumineux ». Il fronça un peu les sourcils, tenta un « Marius? » un ton plus haut que ses propres oreilles sensibles pouvaient bien le tolérer. Pas de réponse - retour à la première considération. Ses yeux s’égarèrent sur son réveil digital, et le petit 06:03 qui brillait en rouge dans la pénombre. Ouais. Il était grand temps de boire un café. En théorie, il croiserait son fidèle compagnon sur le trajet. A l’aventure. S’il descendit les escaliers en silence, ce fut sûrement bien plus parce qu’il faisait attention au moindre pas pour ne pas se manger une marche dans son remarquable état de fatigue que par vraie volonté de discrétion. Le parquet était glacé sous ses pieds nus, et il réalisa tout à coup qu’il avait oublié d’allumer le chauffage - une chose dont Olivia se serait souciée à sa place, avant leur séparation, et une chose dont elle ne se soucierait plus. Il prit un temps pour digérer la pensée, immobile dans les marches, les orteils recroquevillés pour minimiser le contact avec le froid. Machinalement, il laissa son regard s’égarer sur le salon, en quête de son chien endormi. Problème? Il ne vit pas que son chien.
N’importe qui aurait paniqué. Honnêtement. La vision était choquante pour l’américain moyen - une silhouette endormie dans le canapé, enroulée dans un de ses vieux plaids, manifestement confortable et bien profondément perdue dans le sommeil. La fatigue préserva tout hurlement de la part de Isaac, il resta simplement stupide, clignant des yeux une fois, deux fois. C’est sans avoir prononcé le moindre mot qu’il se demanda même s’il ne s’agissait pas là de son frère, parce que sérieusement on pouvait s’attendre à à peu près tout de la part de Tom, puis remarqua un petit tas de boucles brunes et quand même, Tom n’en était pas arrivé là. Boucles brunes. Son coeur s’accéléra un peu, mais il écarta la pensée aussi vite qu’elle lui était venue. Il y avait des années de cela, dans une autre maison, dans une autre vie, presque, il aurait su immédiatement qui se trouvait là. Pour cette maison et cette vie, le mystère restait encore entier. Il descendit les dernières marches, fit quelques pas en direction du canapé. La tête penchée, comme aurait pu l’avoir un animal curieux, il contourna les bras du lourd meuble. Dans les quelques rayons du petit jour et la lumière qui filtrait toujours du grenier et des marches, il remarqua la massive silhouette de Marius endormi au sol, dans l’alignement parfait du divan. Enfin, pas tout à fait endormi - l’hovawart prit tout de même la peine d’ouvrir un oeil et d’agiter la queue, l’air de se congratuler pour l’exceptionnel chien de garde qu’il faisait. Isaac lui jeta un rapide regard noir qu’il décida d’ignorer royalement au profit de quelques minutes de sommeil supplémentaire. Affaire à régler plus tard. Une main tendue, prêt à agir au cas où il découvrait un visage inconnu et à réveiller doucement au cas où il avait tout bêtement oublié qu’il avait donné ses clés à quelqu’un, il fit un pas encore, se pencha un peu pour discerner un visage sous les cheveux et les couvertures. A cet instant, l’homme endormi, puisqu’il s’agissait de toute évidence d’un homme, poussa un soupir et remua légèrement. Presque aussitôt, la main de Isaac retomba. Il avait entr’aperçu la ligne d’un nez, la courbe d’une joue, la forme d’un oeil, et son coeur s’était serré si brutalement et si soudainement qu’il en avait oublié comment respirer. Il manqua de trébucher en reculant, passa une main sur son front. Son coeur battait à la chamade. Il savait que ce n’était pas de la peur - s’il avait eu peur à un moment dans cette histoire.Il était juste… putain, beaucoup trop épuisé pour ça, beaucoup trop épuisé pour ce mélange d’émotions qui venait de s’abattre sur lui. Quelque part, il avait envie d’éclater de bonheur. Quelque part, il avait envie de pleurer. C’était Elias. Elias. Elias et les années s’étaient écoulées mais il aurait toujours pu le reconnaître entre mille, Elias et ils avaient vieilli tous les deux, probablement changé, leurs traits avaient perdu de leur douceur d’adolescent mais on n’oublie jamais les traits de quelqu’un avec qui l’on a grandi. Elias. Il se laissa tomber sur son fauteuil. Elias.
Le silence s’étira pendant de longues secondes. Il ramena ses jambes contre sa poitrine, les entoura de ses bras. Son regard n’avait pas quitté une seconde la silhouette endormie en travers de son canapé. Nerveusement, il effleurait de deux doigts l’emplacement où s’était un jour trouvée son alliance. Plus que jamais il ressentait une profonde solitude, un poids dans son ventre, comme une sourde angoisse mêlée de douleur. Elias était là. Elias était juste là. La distance, pourtant, ne lui avait jamais semblé plus grande. « Marius » finit-il par dire dans un murmure: « Tu es un désastre ambulant ». La queue du grand chien s’agita mollement sur le parquet, avant qu’il ne dépose à nouveau sa tête sur ses pattes et se rendorme lourdement. Les personnes capables de rester impassibles devant l’air sévère d’Isaac étaient bien peu nombreuses - deux se trouvaient actuellement devant lui, l’insouciant Marius et celui qui avait toujours su le contourner, Elias. Il déposa ses bras sur ses genoux, toujours croisés, et sa tête contre les manches de sa vieille veste de baseball. L’épuisement, les heures de travail, faisaient une brûlure sourde dans ses yeux - pourtant, il ne pouvait plus se résoudre à s’endormir. La douleur dans ses pupilles ne suffisait pas à le convaincre de quitter Elias du regard. Pendant quelques secondes, quelques précieuses et minuscules secondes, ce fut comme s’il était revenu des années en arrière - à l’époque où il veillait sur l’autre homme sans un mot. Constant et solide pour deux. Les vieux réflexes avaient la vie dure. Avant, avant son départ, il aurait tout simplement remarqué la présence de son meilleur ami avec un sourire - et aurait repris ses activités habituelles. Elles n’auraient été troublées que par cette espèce de tendresse qui ne l’avait jamais quittée - faire du café pour deux au lieu de le faire pour un, sortir de ces chips infâmes qu’il ne gardait que pour l’autre garçon, pester si cognait dans une table et menaçait de troubler son sommeil. L’envie de se lever et de faire tout simplement ces petites mais merveilleuses choses le démangeait. Il entretenait le fantasme merveilleux selon lequel il suffisait de prétendre que rien n’avait changé pour que rien ne l’ait effectivement fait. Mais Isaac avait toujours été lucide - une lucidité redoutable. Il les voyait, ces boucles en bataille sur le crâne d’Elias, plus denses et plus folles que jamais - il voyait le coin de cet oeil fatigué, la marque de cernes que le sommeil même peinait à effacer. Il savait qu’il avait changé, lui aussi. Il savait cette espèce de douleur qu’il portait comme un fardeau, depuis que Olivia avait claqué la porte sur leur mariage - la lourdeur dans ses pas, combien l’épuisement avait remplacé la fermeté du passé dans les traits de son visage. Ce n’est qu’au bout d’interminables minutes qu’il se décida à déplier précautionneusement ses jambes et à quitter le fauteuil. Un pas, puis un autre. Le parquet était glacé sous ses pieds nus - ou peut-être était-ce le monde entier qui lui semblait tout à coup un peu froid, un peu étranger? C’est avec des gestes machinaux qui remplit à nouveau la machine à café, l’alluma, se servit une tasse. Toujours, du coin de l’oeil, il surveillait Elias endormi sur son canapé. Il hésita un temps. Et puis il abandonna un second mug à côté du percolateur, et revint prendre sa place dans son fauteuil. Marius, éveillé par le mouvement, ouvrit à nouveau un oeil, puis se leva, posa sa lourde tête en travers des genoux de son maître, et soupira. Isaac soupira à son tour. Il redressa ses lunettes de travail sur son front, frotta les bordures de son nez pour effacer les traces qu’elles auraient bien pu laisser. Il savait qu’il avait très probablement l’air d’un zombie - que lui aussi mériterait sa dose de sommeil, après tout. Mais, et s’il se réveillait pour constater que Elias avait disparu? Méthodiquement, il entreprit d’effacer les symptômes de son épuisement, à défaut de lutter directement contre. L’avouer aurait été difficile, mais il avait peur, terriblement peur que l’autre homme s’en aille. Dormir, c’était prendre le risque de le laisser s’enfuir. Dormir, c’était aussi prendre le risque de se réveiller vautré contre son clavier et de comprendre que tout cela n’avait été qu'un rêve - qu’il n’avait jamais quitté son bureau, que Elias n’avait jamais été là. Il inspira profondément. Expira le plus discrètement possible, comme si ce bruit là était devenu un danger - le danger de réveiller celui qui dormait juste devant lui. A un instant, Elias remua un peu dans son sommeil et le souffle de Isaac se coupa. Il avait la stupéfaction stupide. Incapable de bouger, incapable de se résoudre à rompre le potentiel mirage, il restait là. L'immobilisme, sa sécurité, lui allaient très bien. La vue seule le rendait heureux. Il était, quelque part, de ces personnes qui se contentent parfaitement de peu - comme c'est toujours mieux que l'intolérable solitude du rien. Il voyait Elias. Tant pis pour les grands yeux bleus, tant pis pour le son de sa voix, tant pis pour tout ce qu'ils pouvaient bien avoir à se dire. Il était là. Aussi improbable et imparfait que la chose soit, c'était déjà un miracle.
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Sujet: Re: Wish I was here - Elias&Isaac Mar 9 Déc 2014 - 3:31
La rue était déserte. Comme figée par la nuit, il n’y avait pas un seul passant, pas un seul bruit, et les mêmes elles-mêmes semblaient complètement vidées de tout signe de vie. Il était tard. Assez tard pour que dans un quartier résidentiel comme celui-ci, tout le monde soit déjà profondément endormie. Les gens bien se couchent rarement après minuit, c’était l’une des choses qu’Elias avait appris avec le temps et l’expérience. Dans les beaux quartiers, on s’endort paisiblement sur ses deux oreilles, parfois même avec un léger sourire sur les lèvres, tandis que de l’autre côté de la ville, dans les tout petits appartement, des jeunes gens se tordent d’angoisse sous leurs couvertures. L’injustice de la vie. Celle-là même qui l’empêchait lui aussi de fermer les yeux et de s’endormir tranquillement. Il n’était pas de ceux qui se sentent invincibles. Il n’était pas de ceux qui peuvent dormir tranquilles. Surtout pas depuis qu’on l’avait à nouveau foutu à la porte de son minuscule studio. C’était la deuxième fois en moins de six mois qu’il se retrouvait sans logement fixe. Sans logement tout court en fait. Pour lui qui avait été trimbalé de maison en maison lorsqu’il était enfant, ça n’était pas un si gros bouleversement. De toute sa vie, Elias n’avait jamais vraiment connu la sécurité d’un foyer constant, un foyer qui l’accueillerait jour après jour, mois après mois, année après année. Il n’avait pas encore passé plus de quelques mois dans la même maison depuis que sa mère était morte alors qu’il n’était encore qu’un gamin. Alors, se retrouver sans appartement ce n’était pas la fin du monde, ça faisait chier, oui, mais ce n’était pas la fin du monde. Il avait seulement besoin de quelques jours pour retomber sur ses pattes et trouver une solution. Juste quelques jours. En attendant, il avait son petit système bien à lui qui consistait principalement à squatter les sous-sols aménagés de parfaits inconnus, à se servir dans leur frigo l’air de rien et à repartir aussi discrètement qu’il était venu avant que le jour ne se lève. Pour tout ce qui tenait de l’hygiène corporelle, il utilisait les ressources qu’il avait à disposition au fast food qui l’embauchait. Ce n’était pas le grand luxe mais Elias n’était pas vraiment le genre à faire des histoires. Il savait se contentait de peu, il n’exigeait d’ailleurs rien d’autre que le stricte minimum. Cela dit, il ne se privait pas de choisir des jolies maisons si possible. Il évitait les beaux quartiers du genre Palm Avenue et President Drive, sauf quand il tenait vraiment à faire trempette dans une piscine ou un jacuzzi. Il y emmenait parfois ses conquêtes histoire de s’amuser un peu. Mais lorsqu’il s’agissait de trouver un canapé confortable pour dormir quelques heures au chaud, Elias se retrouvait presque toujours à Orange Avenue. Il s’agissait de l’un des quartiers les plus calmes de la ville, c’était aussi par ici qu’il avait passé son enfance. Plusieurs de ses familles d’accueil avaient habité ces rues, il était encore capable de situer chacune des maisons qui lui avait servi d’abris temporaire. Il s’’amusait parfois à penser qu’il ferait un putain de bon agent immobilier. Il avait visité tellement de maisons à Huntington Beach qu’il avait fini par s’y connaitre mieux que n’importe qui sur le sujet. Il tenait à jour sa propre liste des meilleures habitations de la ville. Ce soir, justement, il avait choisi une jolie petite maison. Ni trop grande, ni trop petite. Il n’avait aucune idée de qui y vivait mais la dernière fois qu’il y avait passé une nuit, il avait été surpris de la quiétude qui y régnait. C’était comme si personne n’y vivait, mais pourtant les meubles étaient bien là, il avait aperçu une tasse dans l’évier de la cuisine, le frigo n’était pas vraiment plein mais il n’était pas non plus complètement vide et il avait même croisé un chien en pleine santé. Il se demandait tout de même si les propriétaires ne travaillaient pas de nuit, car il n’avait jamais entendu un seul bruit émaner des étages supérieurs. Pas même un ronflement. Rien. En soi, il s’agissait de l’endroit idéal pour passer une nuit tranquille sans crainte de se faire chopper. Jusqu’à présent, Elias avait eu de la chance. Bien qu’il se soit fait menacer une fois par un type avec une carabine à la Charles Ingalls, il était toujours parvenu à échapper à la vigilance des habitants des maisons qu’il visitait. En tout cas, il n’avait jamais terminé au poste de police. Du moins, pas pour ces raisons-là.
Debout dans l’allée qui menait à la porte d’entrée, il portait un sac à dos sur une épaule et tenait dans sa main droite une cigarette qu’il amenait régulièrement à sa bouche. Il observait les maisons face à lui, constatant effectivement qu’aucune lumière n’était allumée nulle part. Un léger miaulement se fit entendre et lorsqu’il baissa les yeux à ses pieds, il observa un chat roux se frotter contre sa jambe. Il eut un petit rire et il se pencha presque aussitôt pour caresser l’animal. «Salut toi.». Elias resta quelques instants avec le matou avant de le laisser filer vers d’autres aventures. Il laissa tomber son mégot de cigarette sur le sol et l’écrasa avec la pointe de sa chaussure. Il se tourna ensuite vers la maison derrière lui et commença à s’avancer. Il jetait des petits coups d’oeil aux alentours juste pour être sûr que personne ne l’avait remarqué. Comme la dernière fois, la maison semblait complètement paisible, rien ne venait troubler le silence de la nuit en dehors de sa propre respiration. Il tenta de voir si l’une des fenêtres n’était pas restée ouverte, mais manque de chance tout était bel et bien fermé. Elias ne perdait pourtant pas espoir facilement pour ce genre de chose, et quand bien même il était un garçon plein de ressources. Il se dirigea donc vers la porte d’entrée avec assurance, avança le bras vers la poignée, prononça une rapide prière mentale et entra finalement. Les cons! Règle numéro un de base… Toujours fermer sa porte! Même lui, qui n’avait pourtant pas de maison, le savait. Enfin, heureusement que les crétins existaient tout de même dans ce monde, autrement il aurait dû rentrer par effraction. Laisser la porte d’entrée ouverte c’est un peu comme dire aux intrus de faire comme chez eux. De ce côté-là, Elias n’allait donc pas se priver. Puisqu’il était le bienvenue, il referma la porte d’entrée avec délicatesse et entreprit de se diriger vers le salon. Le chien de la dernière fois ne manqua pas de le repérer, il s’était levé d’un bon du fauteuil sur lequel il était couché quelques secondes auparavant pour venir saluer l’invité. Remuant la queue et lui léchant la paume de la main, l’animal n’avait pas l’air trop contrarié par la venue d’Elias, bien au contraire. Il se mit à sentir l’endroit où le chat était venu se coller et Elias lui caressa le haut de la tête avant de venir lui gratter l’arrière des oreilles avec toute l’affection dont il était capable. «Ouais, je me suis fait un autre copain, un chat tout roux, tout mignon. Faudra pas lui courir après si tu le croises dans la rue, compris?» L’animal déposa l’une de ses pattes avant sur la jambe d’Elias et celui-ci s’en empara et la secoua tout doucement comme s’il s’agissait de serrer la main d’un humain. Bizarrement, il était bien plus à l’aise avec un chien qu’avec un autre homme. En tous cas, il était persuadé d’avoir fait un deal avec l’adorable toutou. Il le repoussa donc un peu et laissa tomber son sac à dos sur le sol devant le canapé. Ce sac contenait toute sa vie. Toutes les affaires qu’il possédait se trouvaient toutes là-dedans. Ça en disant sans doute beaucoup sur la personne qu’il était ou du moins la personne qu’il était devenu au fil des ans. Parfois, il avait l’impression de n’être plus qu’une ombre. Plus le nombre de ses affaires personnelles se réduisait et plus il semblait se rapprocher de sa volonté de devenir invisible. Les gens comme lui, aux yeux de la société, feraient mieux de disparaitre que d’encombrer les rues. Il n’avait jamais fait la manche et il ne la ferait jamais. Il n’était pas un clochard. Pas qu’il soit vraiment en mesure de juger les gens qui sont réduit à ça, mais pour lui personnellement, c’était une limite qu’il ne voulait pas franchir. Même quand il était au plus bas, même quand il aurait parfois eu besoin d’un dollar ou deux pour s’acheter un paquet de chips ou une canette de Mountain Dew, Elias ne s’était jamais abaissé à la mendicité. C’est que peut-être, tout au fond, il lui restait encore une pointe de dignité et d’amour-propre. Certes, passer la serpillère et récurer les toilettes d’un restaurant n’avait rien de particulièrement gratifiant non plus, mais au moins il s’agissait d’un vrai travail. Il se démerdait tout seul, comme un grand et ne demandait rien à personne. Il ne dépendait de personne et n’avait à compter que sur lui-même. C’était cette vie-là qu’il s’était choisie et c’était celle-là qu’il continuerait à revendiquer. Lorsqu’il ouvrit la porte du frigo, il trouva un pot de cornichons à moitié vide et un tube de ranch. Bah putain… Il se retint de crier « C’est comme ça qu’on reçoit ses invités?! », au cas où il y aurait effectivement eu quelqu’un dans la maison. Le chien vint à nouveau se frotter contre lui et Elias ne tarda pas à lui jeter un regard accusateur. «Si tu crois que je vais accepter de partager ta pâtée pour chien, tu te fous la patte dans l’oeil mon gars. Je t’aime bien, vraiment, mais la pâtée c’est …. C’est pas mon truc.» L’animal remua la queue de plus belle, la langue pendante, il avait l’air tellement simplet que s’en était parfaitement irrésistible. «Bon, tant pis. Qui dort dîne, n’est-ce pas?» Elias referma la porte du frigo et retourna sur ses pas pour venir s’asseoir sur le canapé. Bon sang ce que ça faisait du bien de trouver un peu de confort. Il avait beau avoir l’estomac vide, il sentait que la fatigue ne tarderait pas à le laisser se faire emporter par le sommeil. Ce dernier lui ferait oublier sa faim jusqu’à l’aube. Il ôta ses chaussures et entreprit de s’allonger. Il attrapa au passage une espèce de grande couverture bien chaude dans laquelle il s’enroula. Lorsque son visage vint s’appuyer sur la housse toute douce et moelleuse du coussin, un léger sourire apparut sur les lèvres d’Elias. Comme un grand philosophe l’a dit un jour, il en faut peu pour être heureux. Oui, Baloo est un grand philosophe dans le livre (de la Jungle) d’Elias, et fuck you si vous osez dire que c’est des conneries. L’instant d’après, ses paupières étaient déjà closes et il était paisiblement endormi. Il y avait un truc à propos de cette maison qui le rendait plus ou moins serein. Il n’avait pas de difficulté à se laisser aller dans les bras de Morphée, comme s’il n’y avait absolument aucun risque à s’être immiscé dans cette maison, comme si personne ne risquait, à tout moment, de le découvrir endormi au milieu d’un salon qui n’était pas le sien. Peut-être que c’était le chien, ou la quiétude de la pièce, quoi qu’il en soit Elias se sentait en confiance là où il aurait dû rester sur ses gardes.
Endormi et blotti dans sa couverture, il se tourna un peu sur le canapé. La tête à moitié enfouie dans les coussins, les boucles brunes sur le haut de sa tête s’emmêlaient toutes les unes aux autres dans un brouhaha capillaire dont lui seul était le roi. À son réveil, il se contenterait sûrement de passer une main paresseuse histoire de recoiffer le tout et il serait d’attaque pour une nouvelle journée. Il remua ses orteils qui dépassaient de dessous la couverture, avant de changer sa tête de côté. Il commençait à reprendre conscience, mais quitter cet espace paisible dans lequel il retombait à chaque fois qu’il parvenait à dormir et à se sentir en sécurité, n’était pas particulièrement ce dont il avait envie. Non, il avait envie de dormir encore et encore. Il avait envie de rester blotti ici pour les prochaines quarante huit heures au moins. Était-ce vraiment trop demander que de pouvoir se reposer pleinement une bonne fois pour toute? Ça faisait tellement longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de faire une bonne vieille grasse matinée… Comme un enfant qui s’éveille, Elias porta une main à ses yeux et les frotta doucement. Il ouvrit un oeil, puis un second et constata d’abord qu’il faisait toujours nuit. Il n’avait donc pas manqué le réveil à l’aube, et peut-être même que s’il avait un peu de chance, il allait pouvoir se rendormir encore une heure ou deux. Pas franchement perspicace, Elias se redressa sans remarquer la présence face à lui. Il s’étira tout en bâillant bruyamment. Et puis soudain, il se figea. Elias ne l’avait pas vu tout de suite, il n’avait même pas senti sa présence, mais il y avait quelqu’un dans la pièce. Lentement, il tourna la tête et son regard se posa sur l’homme qui était assis en face de lui. Son coeur se stoppa tout net. Il était à peu près certain de ne plus avoir aucun pouls, peut-être même qu’il était mort avant de s’être réveillé et qu’il s’agissait d’une espèce d’expérience de mort imminente… Ou peut-être qu’il n’était pas vraiment réveillé et qu’il s’agissait simplement d’un rêve… Son regard ne s’était pas décroché de la personne en face, mais il était incapable de dire un seul mot. Un long moment sembla s’écouler avant qu’Elias ne se décide enfin à bouger. Brusquement, il se jeta sur son sac, attrapa ses chaussures et entreprit de courir vers la porte d’entrée. Le chien s’était levé et toujours aussi joyeux, il avait l’air de penser qu’une petite fête était sur le point de se produire. Alors qu’il n’était qu’à quelques pas de la porte, Elias trébucha et glissa de tout son long sur le sol. Les affaires de son sac se retrouvèrent étalées au sol et le chien, dont il ignorait toujours le nom, venait de lui courir dessus pour lui lécher le visage. Immobile, Elias émit une sorte de gémissement témoignant de l’état de désespoir complet dans lequel il se trouvait. Était-ce vrai? Était-ce vraiment vrai? S’il se relevait et qu’il regardait derrière lui, verrait-il réellement cet homme-là? Incapable de se mettre debout, il laissa son front reposer sur le sol froid, le chien léchant toujours son visage, il le repoussa d’un geste de la main. «I….Isaac?» lâcha-t-il dans un murmure. Et presque aussitôt, il répéta en hurlant presque cette fois: «Isaac?»