« On a vraiment besoin d’autant de singles de Miley Cyrus? » La voix du jeune homme était légèrement étouffée par la pile de cartons qu’il tenait entre ses mains, dans les escaliers qui menaient à la réserve. « Non parce que je te jure que les trois quarts des gens en ont plus rien à foutre des singles ». Putain, il avait mal au dos – et était foncièrement incapable de voir où il foutait les pieds, ce qui était tout de même un tantinet angoissant quand on y pensait. « Et puis c’est de la merde. » ajouta-t-il en déposant le stock sur une étagère avec un léger grognement. Miley – 1. Joshua – 0. Il frotta ses mains sur les cuisses de son vieux jean, dans l’espoir d’y rétablir un tant soit peu de circulation sanguine. Ugh. Douleur. Il dégagea une boucle noire de son front, s’étira longuement. Depuis l’autre côté de la pièce, sa patronne lui jeta un regard amusé, à mi-chemin entre la compassion et un côté narquois, l’air de dire un truc du genre « Joshua, t’es conscient que t’es un gros bébé ? », sans le formuler pour autant. Peut-être qu’au fond elle savait qu’il avait raison. Mais elle n’allait sûrement pas lui faire le plaisir de l’avouer – il ne manquerait plus que ça. Lui, il avait fini de reprendre une relative maîtrise de ses moyens, et avait entrepris de récupérer veste et portefeuille dans le recoin dédié de la réserve. C’était une dure journée qui s’achevait. Enfin… Pas plus qu’une autre, mais il avait pris l’habitude de se plaindre vigoureusement dès qu’ils recevaient des livraisons. « Tu rentres chez toi ? », demanda sa patronne alors qu’il extirpait un paquet de cigarettes du fin fond de l’une de ses poches. « Ouaip ». Il allait grimper les huit volées d’escaliers qui menaient à son appartement, se vautrer sur son canapé et se jurer de ne plus jamais, ô grand jamais en bouger. Ca allait être cool. Un regard à sa montre. Un bâillement. « A demain, alors ? ». Il tourna la tête vers elle, eut un grand sourire, pas rancunier pour deux sous – même s’il avait encore putain de mal un peu partout. « A demain, et je te jure que si on vend pas un seul de ces putains de single de Mi… » Il fut coupé par la sonnerie de son téléphone. Une alarme ? Il voulait bien être un peu à l’ouest, parfois, mais de là à se foutre des réveils à six heures du soir, fallait pas pousser mémé dans les orties non plus… Haussement de sourcil perplexe, un regard sur l’écran. « …Ley Cyrus ? », compléta sa patronne. Lui, il venait d’écarquiller en grand les yeux, et pour toute réponse à cette valeureuse tentative eut un grand « Oh, merde ! » - et une sortie précipitée. Non, pas de mort. Non, pas de blessé non plus. Juste un cerveau en location, et puis deux minutes top chrono pour aller acheter de la nourriture pour son chien. A l’autre bout du centre commercial, oui. Sinon c’est pas drôle.
Honnêtement, il était passé pro dans l’art du démarrage en trombe. Parce qu’il était aussi passé pro dans l’art de se rendormir comme une merde le matin, surtout. Mais là, il avait un peu trois Miley dans les jambes – trois cartons de singles de Miley, hein, sinon ça serait bizarre –, ainsi qu’une longue journée de boulot et dans l’ensemble un timing un peu trop juste. Mais ouais, il avait quand même de l’espoir, parce qu’il était un type comme ça. Assez en tous cas pour courir comme un dératé dans la galerie marchande, putain de labyrinthe s’il en est, malgré des poumons en feu et une douleur criante dans le dos. Il avait manqué de se manger trois ou quatre personnes mais jusque là s’en sortait plutôt pas mal – il gérait, même. Ugh. En fait non. Point de côté. Il jeta un œil à la montre à son poignet – il lui restait grosso modo trente secondes pour atteindre son objectif, ou il allait devoir affronter les grands yeux suppliants de son chiot. Putain. Un dernier couloir. Il cria un grand « Désolé, désolé ! » à une jeune femme à qui il barra brutalement la route dans son virage, et s’engagea dans la dernière ligne droite. Tout au bout, l’animalerie – dont le lourd rideau de fer était déjà en train de baisser. Putain de branleurs. A cet instant, il avait dans l’idée un truc supra héroïque, genre dérapage-contrôlé-sous-rideau-et-hop-donnez-moi-un-paquet-de-croquettes-mon-brave – et le pire dans cette histoire c’est qu’il y croyait. A ses yeux n’existait plus que cette animalerie et, franchement, il n’aurait jamais pensé vivre ça un jour. Ce qu’il faut pas faire pour un chiot. Seulement, cette envolée épique devait connaître une fin brutale à mi-chemin. Il ne percuta qu’à moitié sur le coup. Il y eut un choc brutal contre son épaule, et un bras qui s’enroula autour de son ventre pour empêcher la chute – ou alors le bras en premier et le choc à cause de l’élan, il ne savait pas trop, mais ç’aurait été louche, non ? En tous cas, il fut intercepté. Et il manqua de se ramasser comme une merde, plié en deux autour de l’étreinte. Ses lunettes allèrent s’échouer un poil plus loin. Chouette. En prime il était aveugle. En tous cas pas assez pour ne pas voir le rideau finir de se baisser. « Putain, fais chier ! ». Quatre mois, c’est assez vieux pour qu’un chiot mange de la vraie viande pour humain ? Il espérait, sinon il allait s’en vouloir éternellement. « Pardon, pardon, merci de m’avoir rattrapé » ajouta-t-il tout à coup, conscient que le type qui l’avait saisi était plus ou moins son bienfaiteur – si au moins il avait été fichu de regarder où il allait au lieu de se faire une épopée dans sa tête, putain ! Il se redressa, amena une main à ses yeux. Hu. Que le monde était flou. Et tout à coup, son regard se posa sur le bras qui le maintenait encore un peu. Il remarqua une bague. Et deux sacs de marque – il n’aurait pas été fichu de lire les noms des marques, mais ça avait l’air cher. Il releva la tête. Et ses yeux, même incapables de faire une mise au point correcte sur le visage en face de lui, tombèrent dans deux pupilles très bleues. Alors, il fit un bon en arrière. Pendant une demi-seconde, il aurait juré que son cœur s’était arrêté de battre. Ou alors il s’était emballé. Un des deux. Dans tous les cas, il avait compris. « Daniel ?! »
Dernière édition par Joshua T. Orwell le Dim 3 Aoû 2014 - 20:39, édité 1 fois
Si vous me demandiez ce qui m'avait pris, je n'aurais pas su vous répondre. L'impulsion du moment, peut être, mais ça sonnait foutrement comme l'excuse la plus pourrie de la Terre. La panique ? Non plus. J'avais bien trop de sang froid. Alors, comment expliquer mon geste ? Je n'avais aucune certitude à établir. Les connexions s'étaient faites d'elles-même. Du coin de l'oeil, je l'avais entrevu arriver. Et puis, après un léger moment de latence suite à l'étonnement, mes muscles s'étaient actionnés tout seul. Comme mû de leur existence propre. Mon épaule s'était tournée vers l'avant, mon corps tout entier s'était redressé bien droit, et mon bras s'était tendu, sans même que je lui en donne l'ordre. Ou peut être que si, je ne savais déjà plus. Tout s'était passé si vite. Je n'avais même pas eu le temps de penser. Ça avait été comme un réflexe. Une envie irrépressible. Pulsion à laquelle j'avais cédé sans même m'en rendre compte. Puis, j'avais attendu, presque paisiblement, l'inévitable. Car, non, il ne m'éviterait pas.
Il ne m'éviterait plus.
J'avais toujours été un bon comédien, et ce depuis mon plus jeune âge. L'expression que j'avais appris à reproduire en premier était la surprise, car elle pouvait servir en nombre de circonstances. J'étais donc très tôt passé maître dans l'art de la feindre, chose qui était devenue vraie, à la longue, pour quasiment toutes les émotions... Mais elle était indubitablement celle qui me servait le plus, comme je le prouvais sur l'instant. Mon visage prit une teinte plus pâle, mon regard s'écarquilla, mes lèvres se pincèrent. Oui, personne n'aurait pu remarquer qu'il s'agissait là d'un masque, un de plus. Personne ne remarquait jamais rien. C'était flatteur mais à la longue, cela pouvait presque devenir vexant, surtout face aux personnes qui se targuaient de me connaître. Certes, j'avais un talent indéniable, mais tout de même. Ils ne devinaient jamais. Même ceux qui m'avaient toujours connu n'avaient pas le moindre doute sur ma sincérité. Alors, non, aucun d'eux n'aurait jamais pu penser que j'étais assez crevard pour faire exprès de rentrer dans un homme pressé et le faucher dans sa course. Et encore moins que l'homme à qui je le ferais avait été l'homme qui partageait ma vie pendant un an. J'étais bien trop parfait pour ça. Et pourtant... Et pourtant.
« Putain, fais chier ! » baragouina le gamin alors que je ne bougeais plus d'un poil, détaillant ses traits sans vergogne. Ils avaient plus changé que je l'aurais cru possible. Sa petite barbe, son teint, le creux de ses joues. Même ses yeux me semblaient plus foncés, mais ce n'était sûrement qu'un effet d'optique dus aux cernes que je décernais. Ce n'était pas forcément pour me déplaire. Cela lui donnait un autre genre, mais pas déplaisant, non, vraiment pas. « Pardon, pardon, merci de m’avoir rattrapé » continuait-il, toujours presque indifférent à ma présence. Je ne m'en étonnais pas, je n'avais rien oublié de sa myopie - en revanche, j'avais quasiment tout oublié de la raison de ma présence ici. Et puis, je n'avais toujours pas prononcé un mot, comme si je cherchais à me faire oublier. Pourtant, je n'avais pas perdu ma langue, chose de toute façon réputée impossible par beaucoup de monde. Vous en connaissez beaucoup, vous, des langues de pute sans langue ? Un cri retentissant fit écho à cette remarque que je me faisais, et un vague sourire apparut sur mon visage, semblant dire, et bien, enfin !, mais il disparut aussitôt. « Daniel ?! » Sans crier gare, il s'éloigna, et je m'en voulus de ne pas m'être détaché de lui plus tôt. C'était une erreur grossière. Heureusement, il ne semblait rien avoir remarqué. Sûrement l'effet du choc. « Joshua. » Répondis-je deux tons en dessous du sien, sans la moindre emphase. Pas question de surjouer. Après quoi, je fis deux pas en arrière sans un mot, me baissant pour ramasser ses lunettes sans tarder à les lui tendre. « De rien, » rajoutai-je ensuite, pour répondre à sa phrase précédente, même si, placé ainsi, cela pouvait passer pour de l'arrogance. Mes sourcils s'abaissèrent. D'ordinaire, passer pour un connard, je n'en avais cure, mais là, c'était différent. Toutefois, il n'était pas temps de m'attarder sur la moindre erreur que je faisais. J'avais mieux à penser. J'étais, par exemple, plus préoccupé par le fait que la dernière fois que je l'avais vu, il m'avait cassé le nez, et qu'il n'était donc peut être pas si judicieux de ma part de lui rendre ses cluques. Ben oui, c'était plus dur de se fier au son de la voix pour frapper quelqu'un que de l'avoir directement en ligne de mire. Le précieux instrument attendant toujours d'être récupéré par lui, je remarquais alors que la main que je lui donnais était celle qui portait mon alliance. L'anneau sembla soudain me brûler et un léger soubresaut secoua cette dernière, mais je ne la retirai pas pour autant. Même si c'était presque comme tenir sa main au dessus d'une flamme. Au fond de moi, j'espérais encore qu'il ne remarque rien, mais ma lucidité me disait que c'était trop tard. J'avais fauté, et c'était la faute de trop. Je me mordis la lèvre. J'étais en train de flancher. Je perdais le contrôle. Non, il fallait que je reste calme. Naturel. « Où courrais-tu donc comme ça ? On aurait presque dit que tu avais la mort aux trousses. Je dois m'inquiéter ? » Rictus ironique. L'inquiétude. Voilà encore une émotion que je savais diablement feindre... Car en réalité, je m'inquiétais rarement, et jamais pour quelqu'un d'autre que pour moi-même. Un principe. Avec bonheur, je constatais que mon ton était redevenu tranchant et acidulé, et qu'il ne tremblait pas. C'était déjà une belle victoire, même si rien n'était gagné. Je poursuivis donc sur ma lancée, aussi sûr de moi que je pouvais l'être, jouant à la perfection le rôle du type sincèrement convaincu que de l'eau avait coulé sous les ponts depuis longtemps. Je n'aurais pourtant pas pu en être moins sûr qu'à cet instant. « Si jamais je peux t'aider en quelque chose, dis le moi, je le ferais avec plaisir... » J'imprimais une légère pause pour me frotter la nuque avant de prononcer la fin de ma tirade, un peu moins assurée que prévue : « En souvenir du bon vieux temps... » Ma langue glissa un court instant sur mes lèvres, puis je me passais une main dans les cheveux. J'étais parfaitement parfait, comme toujours. Et aussi parfaitement susceptible de me faire rembarrer en beauté, mais c'était un risque que j'étais prêt à courir.
Six années. Six longues années s’étaient écoulées. Ses yeux restèrent de longues secondes fixés sur le visage de Daniel. Quelques instants avaient permis à sa vision de s’ajuster, même très relativement. Mais, même imparfaitement, il pouvait constater que le temps n’avait rien fait à cet homme, à son espèce de beauté froide, son inébranlable prestance. L’effort, la panique, et surtout cette vue faisaient battre son cœur à la chamade. Il avait pensé, honnêtement, avoir grandi – trouvé dans la colère et dans la solitude la force d’être tout à fait indifférent. De toute évidence, il s’était trompé. Bien sûr, il n’était plus cet enfant qui regardait l’autre homme avec les yeux de l’admiration et de l’amour. Mais ne rien ressentir face à Daniel ? Nope. Toujours pas. Même si, à ce nœud brûlant dans sa gorge, il donnait le nom de rage. « Joshua. » Entendre sa voix et entendre son propre nom fut comme un électrochoc. Son regard se détourna. Figé, il vit l’autre homme reculer, ramasser quelque chose. Oh. Ses lunettes. Elles étaient là. D’accord. Et lui, il avait sacrément besoin de retourner chez son opticien se faire faire des lentilles. A cet instant, il aurait presque pu être reconnaissant envers Daniel de le sauver de ces moments où il se retrouvait quasi-dépendant du reste du monde pour cause de gros foutage de gueule génétique. Presque. Il ne fallait pas exagérer non plus. « De rien. » Ouais, il fallait vraiment pas exagérer. Sa mâchoire se contracta, presque douloureusement. Non, il n’avait définitivement pas changé. Ou alors peut-être avait-il seulement gagné en froideur et en arrogance. A nouveau, de longues secondes s’écoulèrent, alors qu’il regardait sa propre paire de lunettes dans la main de l’autre homme. Là, c’était le moment où il était supposé la récupérer. Mais il avait ce sentiment étrange, comme si entrer en contact avec lui à nouveau aurait été une abominable connerie. Comme s’il avait peur, aussi, de les déposer à nouveau sur son nez et de voir réellement Daniel, dans toute sa splendeur, nettement. Il n’y avait pas de nom pour cette colère sourde. Ce fut avec tant de précautions que c’en était presque ridicule que, finalement, il se décida à refermer ses doigts autour de l’une des branches – veillant, à chaque seconde, à ne pas toucher ceux qu’il avait pourtant très bien connu par le passé. Mais cette époque là était révolue. Il n’avait plus dix-neuf ans. Il n’avait plus rien du gamin avec ses nœuds papillons et sa tonne et demi de gel dans les cheveux qui laissait Daniel passer son bras autour de ses épaules, et qui sentait son cœur prêt à éclater de bonheur. Non. Plus rien. La faute à qui? Le premier regard, net et quasi-dépourvue de myopie, qu’il adressa à Daniel fut remarquablement glacial pour un homme qui passait sinon le plus clair de son temps à rire. C’était quoi, ça ? De l’humour ? Il était sérieusement démangé par l’envie de lui coller à nouveau son poing dans le nez. D’ailleurs, maintenant qu’il y voyait clair, il se rendait compte qu’il ne restait absolument aucune séquelle de leur dernière rencontre. Bien sûr. Monsieur ne supportait pas l’imperfection, et s’était fait refaire le nez. C’était tellement… prévisible. Au point même qu’il tentait de faire, de façon générale, comme s’il n’y avait absolument aucune séquelle de leur histoire toute entière. Il ferma une seconde les yeux, comme pour se donner une contenance. Quand il les rouvrit, ce fut pour voir distinctement la langue de Daniel glisser sur ses lèvres. Et sa main glisser dans ses cheveux. Hu. Non. Mieux valait ne pas le regarder. C’est d’un ton froid qu’il finit par répondre : « A l’animalerie. Acheter à manger pour mon chiot. C’est un échec cuisant, mais non, t’as pas à t’en faire. Je me démerderai très bien tout seul. ». Un temps. Il avait, une nouvelle fois, entr’aperçu la bague à la main de Daniel. Une alliance. Cette simple vue suffisait à produire une douleur sourde dans son cœur. Il reprit, avec une trace d’amertume : « Et tu m’as suffisamment fait comprendre par le passé que tu pouvais absolument pas m’aider en quoi que ce soit. Merci bien. » Et surtout pas à se sentir accepté. Il leva les mains, comme pour établir une barrière, virtuelle, avec l’autre homme. « D’ailleurs, évoque pas le bon vieux temps. Y’a pas eu de bon vieux temps. ». Ou peut-être que si – peut-être qu’ils avaient été heureux, ensemble. Mais les mots qu’ils avaient échangé le jour de leur rupture, l’annonce de ses fiançailles, avaient quelque part suffi à lui faire croire que tout avait été un long mensonge – et qu’il s’était juste fait avoir comme un con. Qu’il n’avait jamais compté aux yeux de Daniel et qu’il ne compterait jamais. Mais cette pensée suffisait à ramener la douleur. Un instant, il tira sur le col de son vieux t-shirt pour se permettre de respirer un peu mieux. Taper un sprint et revoir le seul homme qu’il ait jamais aimé ? Trop pour lui. Beaucoup trop pour lui. Ses yeux, pour la énième fois, tombèrent sur la main de Daniel et sur son alliance. Foutue alliance. « Félicitations, au fait. », laissa-t-il échapper du bout des lèvres. « Pour ton mariage. » Non, le mot ne lui écorchait absolument pas la bouche. Ou à peine. « Je serais bien venu à la grande fête, mais ça aurait fait désordre. En tous cas, j’espère que t’es au chaud dans ton placard, parce que t’as pas l’air prêt d’en sortir. » - il avait, instinctivement, baissé le ton sur la dernière phrase. Comme si, malgré sa colère contre Daniel, il oeuvrait à conserver son petit secret. Son grand mensonge.
Mon cerveau analysait les moindres gestes du jeune homme, s'efforçant de filtrer les idées noires que cette rencontre m'inspirait. Un retour en arrière à une époque révolue, dans un passé agréable, mais désagréable à se rappeler quand on se souvenait qu'il n'existait plus, et n'existerait sûrement plus jamais. Aurais-je refait exactement la même chose si j'avais eu la chance de pouvoir y retourner ? Sûrement, et c'était bien ça, le pire. J'étais un salop. Chaque fibre de mon être transpirait l'égocentrisme et la certitude immuable que mes intérêts passeraient toujours avant ceux des autres. Une vérité générale que toute mon existence confirmait. Alors pourquoi lui aurais-je fait un pied de nez ? Cela n'avait aucune logique. N'est-ce pas ? Je ne me départis pas de mon sourire malgré la façon très précautionneuse qu'il eut de récupérer son bien du bout des doigts, veillant bien à ne pas effleurer les miens. C'était pathétique, à peu près autant que ma manœuvre pour le forcer à arrêter de courir, ce qui n'était donc pas peu dire. J'étouffais le rictus moqueur que tout ceci m'inspirait derrière un regard droit au fond de ses pupilles. Self-control. C'était le maître mot de l'homme que j'étais aujourd'hui, mais c'était plus difficile à faire qu'à dire dans les circonstances actuelles. Si j'étais le Roi en ce qui concernait de régler les problèmes des autres, cela ne s'appliquait pas forcément aux miens, et mon problème principal était en ce moment-même juste sous mon nez - parfait, au demeurant. Des boucles brunes, un air renfrogné et des grands yeux de chiot abandonné au bord de l'autoroute. Non, décidément, je n'avais pas de solution toute prête. Sauf peut être le faire piquer, ç'aurait été radical. Ou contacter la SPA. Plus humain, hein. Ou encore mieux ! J'aurais pu poser des annonces "Petit caniche perdu a besoin d'une famille aimante, offre récompense conséquente". C'était plutôt ça mon style : généreux. Mais pas sûr qu'il aurait apprécié. ...Ouais. Non. Vous avez raison, la philanthropie ne me sied guère. Alors, quand il m'expliqua qu'il voulait acheter de la nourriture pour SON chiot, je ne pus retenir une moue amusée, qui s'effaça bien vite lorsque je surpris son regard sur mon doigt, accompagné d'une tirade bien sentie. Bien. Au moins, s'il n'osait toujours pas me regarder, il ne se dégonflait pas pour me dire le fond de sa pensée. Un grand pas pour l'homme qu'il était devenu. « D’ailleurs, évoque pas le bon vieux temps. Y’a pas eu de bon vieux temps. » qu'il termina, visiblement désireux de me faire disparaître. Mais c'était bien mal me connaître. Au contraire, je fis un pas vers lui. Infime mais suffisant pour asseoir ma supériorité. Je me serais écouté que j'aurais saisi les deux mains qu'il levait en signe de défense pour les coincer au dessus de sa tête et le plaquer contre la vitrine du magasin de chaussures qui se trouvait juste derrière lui, pour le lui rappeler, ce "bon vieux temps" qu'il semblait vouloir oublier. Mais je n'en fis rien. Il n'aurait pas fallu choquer les passants. Au lieu de ça, je me contentais d'un « Ah oui ? » dont le ton, assorti au regard acéré, était équivoque. J'avançai encore légèrement, subrepticement, envahissant de nouveau son espace vital. Le sentir prêt de moi me faisait me sentir plus fort, malgré la tension palpable. Pour tout vous avouer, ses regards fuyants et ses mâchoires serrées avait même quelque chose d'excitant. Oui, décidément, ma beauté n'avait d'égale que ma perversion. Je vous laisse en tirer la conclusion que vous voulez. Je m'apprêtais à reprendre, sur le même ton sûr de lui, lorsque sa bouche se mit de nouveau à remuer, tuant dans l'oeuf mes désirs fugaces.
Il me coupa momentanément la chique avec les paroles qui s'échappèrent de ses lèvres. Douloureux accouchement dont je ne manquais pas de me délecter, même si mon palpitant s'était serré un instant. « Félicitations, au fait. », laissa-t-il échapper du bout des lèvres. « Pour ton mariage. » Esquissant un pas en arrière, j'attendis la suite, qui ne tarda pas. « Je serais bien venu à la grande fête, mais ça aurait fait désordre. En tous cas, j’espère que t’es au chaud dans ton placard, parce que t’as pas l’air prêt d’en sortir. » Je sentis mon regard se voiler, et m'en voulut d'avoir reculé, à mon tour sur la défensive. Un pas en avant, deux pas en arrière, voilà pourtant qui ne manquerait pas, là, de lui rappeler des souvenirs, puisqu'il semblait ne se rappeler que les mauvais. Je levai la main devant mon visage, lâchant un très faux « Ah tu as remarqué ? », me forçant à rire, tout aussi faux. C'était pénible. Autant pour moi qui proférait ces paroles que pour l'effet que je souhaitais qu'elles aient sur lui : qu'elles le touchent, et même qu'elles lui fassent mal. « Tu es bien observateur, pour quelqu'un qui n'arrive même pas à me regarder dans les yeux. » Je laissais un silence s'installer, inconfortable, croisant mes bras contre ma poitrine. Je savais que cela constituait une position défensive, mais tant pis. J'avais encore de la poigne. Comme si, face à moi, il allait pouvoir faire mouche. Ç’aurait été bien mal me connaître que de croire que j'allais m'arrêter là, en si bon chemin... « Aaah, dis comme ça, avec cette naïveté presque enfantine, tout à l'air si... Facile. Mais tu sais, le pays des bisounours, ce n'est pas donné à tout le monde de pouvoir y vivre... Et surtout s'y plaire. Certains visent mieux, et préfèrent les villas sur la côte, les Ferrari, et la gastronomie française aux arc-en-ciel et aux jolis nuages en forme de coeur. » Mon ton s'était fait caustique, presque malgré moi. Oui, clairement, je n'allais pas en démordre. Il en allait de mon intégrité, et je n'avais pas honte de moi, quoi qu'il en pense. Diantre, qui aurait eu honte d'être un des hommes les plus prisés d'Huntington Beach, hein ? Sérieusement ! J'ouvris les bras, comme pour le défier de faire l'inventaire de ma personne, oubliant un instant qu'il se refusait de me regarder, moi et ma tenue qui valait sûrement plus cher qu'un mois de salaire, voir deux, ou trois. Mais ses yeux restaient résolument baissés... Cela allait changer. Je me ravançais soudain, avec l'envie furieuse de saisir son menton et tourner son visage vers moi. J'amorçais seulement mon geste, effleurant son menton pour me contenter de, finalement, passer ma main devant son visage, un poil provocateur - l'air de dire, eh oooh, je suis lààà - avant de continuer sur ma lancée. « Dans la vie, tu sais, il faut faire des sacrifices, parfois. » Je savais qu'il en avait fait, mais je voulais aussi qu'il entende qu'il n'était pas le seul à en avoir fait. Car, oui, Joshua avait été le mien, même s'il n'en avait sûrement pas conscience. Après tout, nous n'avions pas la même vision des choses, et j'en étais sincèrement désolé. C'est pourquoi j'ajoutai d'un ton plus doux, presque... vulnérable, même s'il fallait pas pousser, non plus : « Ne m'en veux pas. » Je savais pertinemment que c'était beaucoup demandé... Et je n'en attendais peut être pas tant de sa part. Pour l'instant, je voulais juste un regard, un seul. J'aurais pu m'en contenter... Du moins, j'aimais à m'en persuader.
Il avait ces souvenirs, brûlants, dans un recoin de sa mémoire. Ces images qui tournaient en boucle, et que des années de colère n’avaient jamais pu effacer – peut-être même, au contraire, qu’elle n’avait fait que les attiser. Il n’avait jamais réussi à oublier. La façon qu’avait Daniel de prendre sa tête entre ses mains et de l’attirer à lui quand il s’apprêtait à l’embrasser. Ce regard qu’il posait sur lui quand en public ils essayaient de prétendre qu’ils n’étaient qu’amis – mais qui en disait long sur combien leur relation allait être beaucoup moins amicale quelques heures plus tard, quand ils se retrouveraient seul. Cette façon qu’il avait eu de prendre sa main dans la sienne et de la serrer trop fort, beaucoup trop fort, quand il lui avait dit pour la toute première fois qu’il l’aimait. Qu’il l’aimait, putain. Joshua, à l’époque, était un enfant. Plus candide encore qu’il ne l’était aujourd’hui. Il avait cette espèce de timidité mêlée à son insouciance naturelle – et se laissait impressionner par cet homme qui avait l’air de tout comprendre et de tout savoir. Il avait aimé Daniel éperdument, d’une passion mêlée d’une certaine dévotion. Il avait été… beaucoup trop naïf pour comprendre que les choses brutales ont des fins brutales, et qu’il ne ressortirait certainement pas entier de cette histoire. La haine et la douleur avaient été si violentes qu’il en était ressorti convaincu que Daniel ne l’avait en fait jamais aimé. Que toute cette histoire avait été une longue série de mensonges – et Daniel n’avait-il pas toujours été, à vrai dire, un excellent menteur ? Mais une part de lui, honteuse, secrète, était restée ce gamin qui se laisse impressionner par cet homme. Et qui, quand Daniel fit un pas dans sa direction, baissa les yeux, serra les poings. L’instinct lui criait de reculer. Il avait le sentiment que ça serait lui céder. Et il lui avait déjà beaucoup, beaucoup trop cédé par le passé. Tant pis s’il était si proche qu’il sentait son odeur, cette fragrance de parfum de luxe, d’opulence. Tout en Daniel lui était familier. Et pourtant, voilà qu’ils étaient devenus des étrangers – d’autant plus qu’ils en avaient été intimes. La seule solution était de ne pas le regarder dans les yeux. Beaucoup trop bleus.
Il ne desserra les poings que quand l’autre homme recula à nouveau. Son rire lui déchirait presque les oreilles – parce qu’il était tellement différent de celui qu’il avait pu connaître. Faux. Comme Daniel avait bien pu le devenir. Et pourtant, il ne pouvait pas se résoudre à partir en courant comme le premier instinct de survie aurait pu lui dire de le faire. Pire. Quand l’autre homme le mit au défi, il releva les yeux brutalement pour les enfoncer dans les siens. Son souffle se coupa une seconde. Alors il les baissa à nouveau. Et il avait une espèce de haine dans le cœur, dirigée contre lui-même, de lui donner ainsi raison. Il était toujours un enfant. Juste un pitoyable enfant. Il serra à nouveau les dents. Les arcs-en-ciel et les nuages en forme de cœur ? Il savait que c’était directement dirigé contre lui. Il se rattachait à l’idée que des deux, Daniel était sûrement le plus misérable. Putain, il était le mieux placé pour savoir que l’autre homme n’avait rien, absolument rien du brave type hétéro qui construit sa petite famille avec sa parfaite petite femme. Pour un peu, il aurait eu pitié de lui. Et puis il sentit, l’espace d’une seconde, même pas, le contact de sa main contre sa peau. Ce n’était rien, il l’avait à peine effleuré – mais le geste avait laissé une sensation de brûlure, et quelque chose en lui avait éclaté. Violemment, il s’était emparé de la main de Daniel pour l’écarter de son visage, avait fait un pas en arrière. Cette fois, il le regardait dans les yeux – avec toute la froideur dont il était capable. « Tu te fous de ma gueule. C’est ça ?! Tu te fous de ma gueule ! » Il ne comprenait même pas comment Daniel avait été capable de dire ça – ce qui avait bien pu se passer, dans ce cerveau tordu par le déni et par l’amour-propre pour qu’il en vienne à prononcer le mot de sacrifice. « Sacrifice ? Sérieusement ? Tu oses me parler de sacrifice ? Toi ? Tu oses me demander de pas t’en vouloir ? » Il fit un nouveau pas en arrière. Autant pour sa propre santé mentale que pour résister au besoin, urgent, de lui coller à nouveau son poing dans la figure. « T’as aucune idée de ce que c’est, Daniel, un sacrifice. Tout ce que t’as fait c’est… m’utiliser pour ton petit plaisir personnel avant de retourner à ta petite vie parfaite. Essaye même pas de prétendre le contraire. Putain. » Il passa une main sur son front, puis sous la masse de boucles noires. Son calme. Qu’est-ce qu’il avait foutu de son calme ? Mais il avait encore des choses à dire. Tellement de choses, pour une seule rencontre. Alors il inspira profondément et, même s’il tenta de reprendre un ton normal, sa voix était marquée d’un léger tremblement qui en disait long sur son état de nerf. « T’es un brave enfoiré, Daniel. T’as jamais aimé personne d’autre que toi-même, et je pense même pas que t’en sois capable. Tu t’es bien amusé à me faire croire le contraire. Point barre. T’as rien sacrifié. Jamais. ». Contrairement à lui. Il lui avait tout donné. S’il en avait eu les ressources, probablement qu’il lui aurait donné encore plus. Du jour au lendemain, il avait fait une croix sur sa famille, une croix sur son amour-propre, une croix sur sa fortune, une croix sur tout ce que la vie pouvait bien lui réserver à l’époque. Sans hésiter. Daniel avait juste joué. Et gagné.
CHOKING ON THE WORDS AND DROWNING WITH NO AIR INSIDE
Était-ce du moindre secours de me dire que c'était lui qui avait commencé ? Je ne pense pas. Mais j'avais essayé, d'être civilisé, de passer au dessus du fait que nous avions un passif compliqué, espérant... Je ne sais pas. Voir ce qu'il était devenu. Voir si il subsistait, peut être, la moindre once de notre complicité d'antan. J'avais voulu voir, et maintenant, je voyais. Enfin, il me regardait, et maintenant, presque, je le regrettais. Soutenir son regard. Ces deux prunelles incandescentes qui me transpercèrent soudain. J'eus presque un mouvement de recul lorsqu'il écarta ma main de son visage, avec une violence non contenue. C'est pourquoi, quand il commença à crier, je me contentais d'encaisser, sans un mot. Me foutre de sa gueule. Oser parler de sacrifice. Lui demander de ne pas m'en vouloir. Oui. Oui, et alors ? Il aurait voulu quoi ? Que je me mette à genoux et que je commence à l'implorer de me pardonner ? Et c'était moi, l'arrogant ? Ah, ouais. D'accord. Bien - sûûûr.
Et il continuait, inlassablement. Il semblait ne plus pouvoir s'arrêter maintenant que j'avais prononcé le mot "sacrifice". J'avais sûrement réveillé son âme de martyr, allez savoir. J'aurais presque pu en rire, sauf que ça ne m'amusait pas du tout. Plus du tout. « T’as aucune idée de ce que c’est, Daniel, un sacrifice. Tout ce que t’as fait c’est… m’utiliser pour ton petit plaisir personnel avant de retourner à ta petite vie parfaite. Essaye même pas de prétendre le contraire. Putain. » Alors maintenant, il pensait à ma place, il était dans ma tête et il savait tout mieux que moi... Bien. Très bien. Je gardais un visage calme, serein, pourtant bien conscient que cela n'était qu'une façade. Une de plus. Tandis que je restais stoïque, j'imprimai cependant chacune de ses phrases dans un coin de ma tête de con fini. Il sembla, à la réflexion, préférer à ce terme celui de "brave enfoiré". Soit. Cela m'allait très bien aussi. Si ça lui faisait plaisir. J'aurais préféré "charmant enculé", si j'avais eu le choix, mais bon, on allait pas chipoter. « T’es un brave enfoiré, Daniel. T’as jamais aimé personne d’autre que toi-même, et je pense même pas que t’en sois capable. Tu t’es bien amusé à me faire croire le contraire. Point barre. T’as rien sacrifié. Jamais. » Je gardais le même regard fixe et la même attitude placide, continuant d'attendre, sans broncher. Mon regard s'était tout de même durci, bien planté dans le sien, sans ciller, assorti de mes lèvres pincées et de mon menton bien droit, attendant peut être un direct du gauche, presque prêt à tourner la tête pour ne pas être pris par surprise, cette fois, et éviter le choc frontal... Mais rien ne vint ensuite, et ce fut presque... Décevant. Il n'y eut rien d'autre qu'un long regard que nous nous échangeâmes pendant de lourdes secondes chargées d'animosité et de six putain de longues années de non-dits. Ouais, moi aussi je me mettais aux putain, maintenant (mais pas littéralement, hein, je veux bien être le mec le plus ignoble de l'univers mais il est loin le jour où je payerais pour ça, soyez-en certains). Par contre, j'étais trop respectable pour oser proférer ce mot à voix haute, surtout à répétition. J'avais quand même plus de classe que ça, et de vocabulaire aussi. « C'est bon, t'as fini ? » fut la première chose qui sortit d'entre mes lèvres, toujours serrées, mon égo démesuré parlant à ma place. S'il s'attendait à des excuses, c'était clairement raté. J'eus ensuite un grand sourire d'où perçait une profonde ironie. Se rendait-il compte que c'était lui qui avait provoqué tout ça, avec sa rancune et son comportement d'enfant ? Un enfant, oui, c'est bien ce qu'il était, et je ne l'avais jamais autant pensé qu'à cet instant. Puéril, avec ça. Me dépeignant comme le pire monstre que la Terre eut porté. Ah, pas de doute, il me classait sûrement juste à côté d'Hitler dans la liste des grands méchants de la création. J'aurais presque pu en être honoré.
Je finis alors de combler la distance entre nous pour attraper son bras et l'entraîner un peu plus loin, dans un endroit moins... "En vue", dirons-nous. Ce n'était que quelques mètres plus loin, derrière un kiosque dont la devanture venait de fermer. Le tout, bien sûr, sans lui demander son avis ni faire fi de ses protestations. Oui, je restais un sale con, jusqu'au bout. Et je n'avais pas envie de taper un scandale en plein milieu d'une galerie marchande... Mais j'allais pourtant rentrer dans son jeu, et répondre. Car des choses devaient être dites, et elles allaient l'être. « Tu n'es pas moi, Joshua. Tu ne sais pas ce que c'est, et tu ne le sauras jamais. Non, tu ne sais rien. TU NE SAIS RIEN ! » Ma voix fut plus forte que je l'aurais voulu, et sembla résonner un instant dans les hauts plafonds. Je serrais les dents. Il m'y obligeait, je n'avais plus le choix. « Tu n'es pas dans mes chaussures, et tu n'y seras jamais. Tu n'aurais jamais eu les couilles de faire les choix que j'ai fait. JAMAIS ! » m'époumonai-je alors, ce qui avait commencé comme un murmure se transformant en un sourd cri de rage contenu. Mon ton semblait à peine être monté tant j'essayais de me contrôler, pourtant, le cap était passé. Je perdais patience. Oui, je lui avais fait du mal. Oui, j'étais le pire salop de la Terre. Oui. Oui oui oui, c'est bon, on avait compris. Combien de fois faudrait-il lui donner raison ? J'aurais pu y passer la nuit, croyez-le. Car, non, je ne niais rien. Je me comportais juste normalement. Aussi normalement qu'il était possible face à Joshua et sa mer de reproches qui ne demandaient qu'à sortir. Croyait-il vraiment que je n'avais pas vu le malin plaisir qu'il avait eu à me féliciter pour mieux m'attaquer ensuite ? D'accord, il était le gentil petit mignon et j'étais le grand méchant pas beau. Ouais ouais. Mais il n'était pas tout blanc, non plus. Tout comme je n'étais pas tout noir. Cette manie de tout voir de façon manichéenne, avec ses grandes idées du bien et du mal, il allait falloir qu'il y travaille s'il ne voulait pas entendre de ma bouche combien il était naïf. Car tout ça, c'était du vent. Sa foutue innocence et son visage d'ange, proférant des horreurs sur mon compte, le prouvait bien. Personne n'était parfait. C'est lui qui n'avait aucune idée, de ce que c'était. Aucune.
Je me retiens toutefois d'en dire plus, me mordant la langue jusqu'au sang, sentant ce sale goût de fer s'apparentant à la rouille se répandre dans ma bouche. Des réminiscences de cette soirée où il m'avait frappé commençait à remonter en moi et je ne donnais pas cher de moi pour la suite, si je les laissais me corrompre et revenir à la surface. Je m'écartais brusquement, frappant du plat de la main contre le mur qui nous cachait. Ah que c'était facile de balancer des "putain" et des "enfoiré", mais du haut de ses 26 ans, il n'avait aucune idée des réalités. Non, lui, il était resté bloqué sur une simple rupture amoureuse. Cela se lisait dans ses yeux. Il n'était encore qu'un gamin. Un putain de gamin qui ne se remettait pas d'une histoire sentimentale alors qu'il en aurait d'autres, et à qui j'aurais voulu apprendre la vie. « Alors, ne viens pas me dire ce que j'aurais dû faire ou ne pas faire. Tu ne serais pas capable de survivre une minute, à ma place. » lui assénai-je finalement, pointant vers lui un doigt accusateur. « Tu ne tiendrais pas deux secondes dans mon monde. Pas une, même ! » J'eus un rire pour moi-même. La seule personne qui n'était pas capable de comprendre, ici, c'était lui. Il ne pouvait pas comprendre que parfois, certaines décisions étaient nécessaires, même si elles étaient prises pour les mauvaises raisons. Je commençai alors à me détourner, passant une main sur mon visage. J'aurais mieux fait de me taire. Et de le regarder passer. Fuir. Me fuir. Avec fatalisme, je déclarai alors, d'un ton redevenu presque calme : « Reste dans ton monde, Joshua. Conserve tes illusions le plus longtemps possible. Franchement, je te le souhaite. Ça vaut bien mieux pour toi. » Et je commençais à m'éloigner. Prendre mes distances. Retourner à ma "petite vie tranquille et parfaite". Parfois, il n'était pas question d'aimer ou pas. La vie n'était malheureusement pas faite d'une suite de décisions faciles à prendre. Non, le monde n'était pas fait pour les faibles. Et encore moins pour les gamins fragiles.
C’avait toujours été la même chose, quand on y pensait bien. Peu importe le travail qu’il avait bien pu faire sur lui-même, pendant leur relation et les années qui avaient suivi, Joshua avait toujours été et était resté le plus jeune. Sept années les séparaient, et s’étaient toujours manifestées dans cette manie qu’avait Joshua de ne jamais faire les choses à moitié. La candeur, l’extravagance, l’amour, la haine – il avait toujours tout vécu sans demi-mesure. Particulièrement quand les choses en venaient à concerner Daniel. Il était l’enfant, dans leur relation. Dans le temps, la chose avait contrebalancé à merveille la froideur de l’autre homme. Aujourd’hui… leur confrontation en était d’autant plus violente. Tellement qu’il en semblait difficile de croire qu’ils avaient à un époque été amis. Ou amants. En tous cas, qu’un jour Joshua avait pu regarder Daniel avec ce sourire dans les yeux, et lui dire avec toute la sincérité du monde qu’il l’aimait tellement, tellement fort. Comme le temps avait bien pu leur faire violence. Il était conscient qu’il allait trop loin. Ouais. Il en avait cruellement conscience. Ce n’était pas qu’il n’avait pas l’absolue certitude des mots qu’il prononçait – simplement qu’il savait qu’il aurait mieux fait de les garder pour lui. Dire ces choses, les cracher au visage Daniel, c’était se rappeler d’autant plus cruellement ce qu’il avait bien pu vivre par le passé. Ce n’était même pas tant la rupture. La rupture, il aurait pu accepter. C’était plutôt l’abandon. La remise en cause de tout ce qu’ils avaient vécu. Le double jeu. Cette intense solitude que l’on ressent quand on est tout seul, sur le pallier de la maison où l’on a grandi, et que la porte en reste horriblement close. Il avait cru être suffisamment aimé – mais il s’était trompé en beauté. Ce n’était pas tant la rupture, c’était l’amertume. Il était presque sonné, après avoir prononcé ces mots. Mais toute la fatigue, physique et morale, s’envola quand, sèchement, Daniel lui répondit « C’est bon, t’as fini ? ». Bien sûr. Bien sûr qu’il allait rester comme il avait toujours été – froid. Croire le contraire aurait été se fourvoyer totalement. Et pourtant, il fut pris par surprise lorsque la main de Daniel, autoritaire, se referma sur son bras. « Ne me touche pas », qu’il tenta de dire. Parce qu’il le pensait réellement. Le contact de cette peau lui était devenu presque intolérable. C’était trop, toujours trop, trop d’émotions, trop de violence. Trop pour lui. Mais les doigts de l’autre homme ne se desserrèrent pas une seconde – et il se retrouva entraîné un peu plus loin sans rien pouvoir dire. L’autre avait toujours été plus fort que lui. Plus grand, plus fort. Et c’était un sentiment horrible, que de se rendre compte que Daniel avait toujours eu le dessus sur lui.
Ou peut-être pas tant que ça. Parce que, a priori, il n’était pas le seul à bout de nerf. Et même choqué, même pétrifié devant cette violence soudaine, il ne put empêcher un très léger sourire de s’étirer sur ses lèvres – la marque, l’instant d’une seconde, d’un triomphe. Comme satisfait de voir qu’il y avait un cœur, quelque part, là dessous ces couches de perfection et de déni. Mais quel choix avait-il fait ? Celui de suivre le chemin qui était naturellement tracé pour lui ? Celui de choisir la belle vie, celle sans encombre ? Celui de ne pas prendre de risque ? Le sourire disparut aussi vite qu’il était venu, sous le poids des accusations. Mais dire qu’il ne pouvait pas comprendre ? Dire qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il vivait ? Cette fois, il le regardait droit dans les yeux. Il avait trouvé la force, dans un recoin de son cœur. Celle d’affronter ces deux pupilles bleues, légèrement dilatées par la colère, de son propre regard. Un regard qui criait, à chaque seconde, plus jamais, plus jamais, Daniel, je ne sacrifierai quoi que ce soit pour quelqu’un comme toi. Plus jamais. Il savait qu’il valait mieux que ça. Et tant pis pour le mépris que l’autre semblait éprouver pour lui. Les dents serrées, il le regardait parler. Et il y avait quelque chose d’étrange, à voir cette perfection, ce calme, se fissurer à cause de lui. Ses yeux le suivirent quand il se détourna. Ses yeux le suivirent, quand il lui tourna le dos. Rester dans son monde ? Daniel semblait penser qu’il vivait loin de toute réalité. Il en avait peut-être l’air. Mais au moins, il n’avait jamais aussi fermement nié ce qu’il était qu’avait bien pu le faire Daniel. Une seconde s’écoula. Il savait qu’il ferait mieux de se taire – de le laisser partir. Avec un peu de chance, il ne le verrait plus jamais. Il croisa les bras. Ferma les yeux une seconde. Et sans même le réaliser, quand il les rouvrit, il avait recommencé à parler. « Tu sais ce que c’est, la différence entre toi et moi, Daniel ? » Un temps. Il pencha légèrement la tête. « J’ai pas eu honte. De toi, ou de moi. Et encore moins de nous. J’ai franchi le pas. J’ai tout dit à ma famille, parce que je savais que tu comptais sincèrement pour moi. » Il passa une main dans son cou, comme pour dénouer les muscles tendus par l’effort. Moins de la course que de cette discussion, maintenant. « Si j’avais à le refaire, je le referais. Parce que je voulais pas vivre dans la peur. Non, je sais pas ce que c’est, je saurai jamais ce que c’est, d’être dans ta peau. Parce que j’ai refusé de mentir. » Ses yeux plongèrent à nouveau, profondément, dans ceux de Daniel, qui avait à nouveau tourné la tête vers lui. « J’aurais pas dû le faire pour toi – parce que de toute évidence je me suis trompé sur tes sentiments, à l’époque. Ca veut pas dire que j’ai eu tord de le faire. Non, j’aurai jamais à vivre dans ton monde. Mais c’est parce que au moins, je suis pas un lâche. J’ai pris le risque que t’as toujours refusé de prendre. » Son regard sondait toujours celui de Daniel. « Est-ce que ça fait de moi un enfant? Je pense pas. »
C'était un comble tout de même. Se prendre la morale par un gamin, et avec un tel aplomb... C'était même diablement irritant, et je ne me souvenais pas avoir vu un jour Joshua aussi sûr de lui, et aussi téméraire. Quelque part, c'était peut être parce que je l'avais toujours étouffé, avec mon tempérament de mâle alpha. Clairement, j'avais toujours été le dominant, pas la peine d'aller chercher plus loin. J'étais son ainé, et aussi son mentor, en plus d'être son ami et son amant. J'avais toujours eu le dessus sur lui, pas forcément parce que je le voulais, mais parce que c'était l'ordre des choses. Alors, à présent, le voir ainsi se rebeller face à moi, et ne pas se démonter, pire, en rajouter... Car je lisais bien, dans son regard, ce petit éclat, comme de la fierté. Dans ses yeux, je pouvais déceler clairement la satisfaction de me voir me débattre avec ces arguments. Alors oui, à cet instant, l'égo en prenait un coup. Finalement, les choses avaient plus changé que je ne l'aurais cru possible un jour. Le petit Joe avait bien mûri. Je n'arrivais pas à me décider si je trouvais que c'était une bonne chose... Ou pas. Quelque part, peut être aurais-je voulu qu'il ne change jamais.
Six ans. D'un côté, c'était long, mais pourtant, il me semblait presque ne pas avoir vu le temps passer. Peut être au début... Il l'ignorait, mais j'avais vraiment dû me faire violence pour ne pas l'appeler, pour lui dire de tout oublier et de reprendre où on s'était arrêté. Combien de fois étais-je passé devant son immeuble en voiture sans oser m'arrêter ? Combien de fois où j'avais cru l'apercevoir dans la rue, lui avais-je couru après, avant de me rendre compte que ce n'était que mon imagination qui me jouait des tours ? Il s'imaginait quoi, que je l'avais effacé comme ça, d'un claquement de doigt, sans la moindre conséquence ? Je voulais bien que l'on me targue d'insensible, et de sans coeur. Dans mon boulot, c'est ce qui faisait que j'étais bon. Mais qu'il le pense... C'était presque intolérable. Croyait-il que je l'avais abandonné de gaité de coeur ? Non. Bien sûr que non. J'avais choisi. J'avais posé l'équation et le résultat avait été celui là. Il avait bien fallu tranché. C'était comme lors d'un procès, on ne pouvait pas se trouver à la fois sur le banc des accusés et celui de la victime. Il fallait choisir son camp, et j'avais choisi le mien. J'étais un homme marié et aussi comblé qu'il pouvait l'être. C'était un choix, tout bêtement. Et ensuite... Ensuite, j'avais été tellement occupé. Il y avait eu les préparatifs, puis le mariage, et enfin l'emménagement, la vie à deux, et puis le boulot. Non, clairement, je n'avais pas eu le temps de me morfondre ni de trop ruminer cet épisode douloureux de ma vie. Car, oui, cela avait été une souffrance pour moi aussi, un déchirement même. « Tu sais ce que c’est, la différence entre toi et moi, Daniel ? J’ai pas eu honte. De toi, ou de moi. Et encore moins de nous. J’ai franchi le pas. J’ai tout dit à ma famille, parce que je savais que tu comptais sincèrement pour moi. Si j’avais à le refaire, je le referais. Parce que je voulais pas vivre dans la peur. Non, je sais pas ce que c’est, je saurai jamais ce que c’est, d’être dans ta peau. Parce que j’ai refusé de mentir. » Oh. C'était donc ça, alors. La honte. Monsieur avait peut être fait un Bachelor de Psychologie. Peut être même était-il en train d'écrire une thèse sur "les homosexuels dans le déni et leurs travers." Bien. Bien bien bien. C'était parfaitement parfait, comme explication. Mais il n'avait pas fini, oh non, ç'aurait été trop beau. Lentement, mes yeux se tournèrent vers son visage, que je savais déjà immensément fier de ce qu'il était en train de proférer. Il avait analysé le grand Daniel Wilkerson. Il pouvait fanfaronner. C'était pas donné à tout le monde de le percer ainsi à jour. « J’aurais pas dû le faire pour toi – parce que de toute évidence je me suis trompé sur tes sentiments, à l’époque. Ça veut pas dire que j’ai eu tord de le faire. Non, j’aurai jamais à vivre dans ton monde. Mais c’est parce que au moins, je suis pas un lâche. J’ai pris le risque que t’as toujours refusé de prendre. » J'eus un pâle rictus face à sa dernière affirmation. J'avais pris le risque de changer, de vouloir devenir quelqu'un d'autre. Ce n'était pas aussi glorieux, visiblement, que de prendre celui de se faire mettre à la porte, mais chacun son truc. Moi, ça m'avait jamais trop tenté de dormir sur le porche de ma maison. Et sous un pont non plus. Mais chacun le voit comme il veut. J'aimais à penser que j'étais plutôt pragmatique, dans mon genre. « Est-ce que ça fait de moi un enfant? Je pense pas. » Termina-t-il, et je ne le laissais guère continuer, si tant était qu'il aurait voulu me prouver par A + B qu'il avait passé la puberté avec succès. « Non. » Répondis-je immédiatement et sans détour. « Je le reconnais, tu n'es plus un enfant. Tu es un homme, un vrai. » m'entendis-je alors prononcer, mais d'une voix qui ne me semblait plus être la mienne. Cette sensation était étrange. C'était comme si j'avais parlé à travers la voix de quelqu'un d'autre, et cela me surprit tellement que je restais un instant silencieux devant la vérité que je venais d'énoncer. Cette pause me permit de remettre un peu d'ordre dans mes pensées, et de me retourner de nouveau tout à fait vers lui. « Je ne veux pas tirer la couverture à moi, mais... C'est un peu grâce à ma honte et à ma lâcheté, non ? Si je t'écoute, et tel est le cas, je t'ai montré l'exemple à ne pas suivre... Ne m'es-tu donc pas, quelque part, redevable ? » Un rictus amer m'échappa. J'arrivais encore à me mettre en avant, même dans une situation pareille. Je m'étonnerais toujours, tiens. « Tu t'es trouvé, et tu peux être fier de toi. Bravo. » Je mimais des applaudissements sans joie, le fixant de mes prunelles qui n'auraient pu être plus vides. De sens. D'envie. Je n'avais plus la volonté de me battre contre lui. C'était comme si... Quelque part, je lui donnais raison, mais sans y croire vraiment pour autant. Et qu'il n'aille pas croire que je n'étais pas content pour lui : j'étais très content, qu'il ait toutes ces certitudes et qu'il puisse les balancer à la face du monde sans avoir le moindre regret. Je l'enviais même un peu, pour être tout à fait honnête, mais ça, c'était une autre affaire, pour un autre jour. Mes yeux se perdirent un instant sur une mèche de cheveux, tombées sur son front. La colère le rendait beau. Et moi, je ne pouvais me sentir plus laid qu'à cet instant, alors que je m'apprêtais à faire ce que j'allais faire maintenant. Me retenant de déglutir, je fis craquer imperceptiblement mes vertèbres en prenant une inspiration profonde, par le ventre. Une façon de canaliser mon énergie, qui commençait à s'épuiser, et à la diriger correctement. « Par contre, laisse moi te contredire sur un point. Nous ne sommes pas différents. Nous sommes incompatibles, là est le point crucial. Tu étais prêt à accepter d'être le vilain petit canard aux yeux des gens qui comptent pour toi... Pas moi. Je veux plus que ça, j'ai toujours voulu plus que ça, et tu le savais. Tu connaissais mes ambitions. Alors, tu n'aurais pas dû être surpris quand j'ai finalement refusé d'être un paria. Oui, j'ai voulu être grand aux yeux des miens. Et j'ai réussi. Si ça fait de moi un putain d'enfoiré, tant mieux. Quoi que tu en penses, je suis très bien comme je suis. » L'énervement passé, je me sentais à présent très las. Mais je donnais le change... Il le fallait. Encore un peu. « Et puis, tu sais quoi, si je devais le refaire, moi aussi, je le referais. A chaque fois. A choisir, je choisirais toujours une vie dorée, où l'on me respecte, et où j'ai prouvé à ma famille que je pouvais devenir quelqu'un d'important, et assurer la descendance des Wilkerson. » Cela pouvait paraître trivial, mais c'était ce qu'il voulait : la vérité crue, sans fioritures, sans faux semblants, et il allait l'avoir. « Tu dis que je suis un menteur ? Alors la voilà, la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme j'ai juré de la dire : entre l'Amour et le Pouvoir, je choisirais toujours le pouvoir. Tu vois, je n'ai pas honte un seul instant de le dire. Et ça ne fait pas de moi non plus un lâche, juste un opportuniste. » Je laissais une pause un peu dramatique, après avoir bien accentué les dernières syllabes. Qu'allait-il bien pouvoir trouver à redire à ça ? Je me le demandais. Après tout, j'avais répondu exactement ce qu'il attendait de moi. Il aurait été hypocrite de dire le contraire : si je ne reprenais pas ses mots, j'en avais pourtant très bien saisi le sens, et il avait donc là sous les yeux la preuve incontestable de l'odieux personnage que je représentais. « C'est bien ce que tu voulais entendre. » Ne pus-je m'empêcher de rajouter avec un air on ne peut plus condescendant. Et bien c'était chose faite et, non, ce n'était pas une question. Il savait tout, maintenant. Je n'avais plus rien à cacher. Je ne pus m'empêcher, toutefois, d'ajouter encore quelque chose, sur le ton le plus assuré que j'avais en réserve. Un dernier « Autre chose ? » d'une voix presque railleuse, pour bien lui montrer que je ne capitulais pas. Et puis quoi encore ? Il n'aurait plus manqué que ça, bien qu'en réalité, je crevais d'envie de partir de là au plus vite. Il n'y avait rien à rajouter. Maintenant, il pourrait à présent me détester corps et âme en paix, sans plus le moindre doute que je ne méritais pas la moindre seconde chance. N'était-ce pas tout ce qu'il souhaitait ? D'ailleurs, pour ce que cela importait, je n'aurais jamais osé la lui demander. Je n'étais pas si masochiste que ça, et j'avais largement eu ma dose d'émotions fortes pour la journée. Rectification : pour un siècle, au moins. Et j'allais avoir besoin d'un sacré verre en rentrant. Ou plutôt d'une bonne bouteille, allez, soyons fous.
Il aurait menti s’il avait prétendu, ne serait-ce qu’une demi-seconde, que cette entrevue ne lui faisait pas mal. Il n’était pas une personne agressive ou froide de nature. Toute la violence qu’il avait pu mettre dans ses paroles, le ton sec qu’il avait réussi à adopter, étaient venues d’un seul et même lieu : la plaie béante dans sa poitrine, qui se rouvrait à chaque fois qu’il entendait la voix de Daniel. Il aurait menti s’il avait voulu faire croire que ce qu’il disait le laissait indifférent. Il y avait la colère, il y avait cette trace de pitié, il y avait cette part qui lui en voulait pour tout ce qu’il avait pu lui faire subir – mais, en dessous, il y avait surtout une certaine tristesse à voir qu’ils ne seraient plus jamais ce qu’ils avaient été par le passé. Joshua en avait fait, du chemin. Physiquement comme moralement, il avait changé. Mais il n’était pas le seul. Daniel, loin de lui, s’était enfoncé encore plus profondément dans son déni. Pire, il avait réussi à se convaincre, tout seul, comme un grand, que chacun de ses mensonges était justifié. Est-ce que ce type-là aurait été capable de le regarder dans les yeux et de lui dire qu’il l’aimait, comme il avait bien pu le faire par le passé ? Probablement pas. Oui. Il avait mal. Et il avait beau le cacher, c’en était presque intolérable. Plus jeune, il se souvenait, il laissait Daniel prendre le dessus sur lui et l’acceptait sans encombre. Il évitait le conflit plus qu’il ne le fuyait – les rares moments où il laissait éclater sa colère, c’était pour mieux la réprimer la seconde suivante. Plus jeune, il se laissait faire. Parce qu’il avait peur de le perdre. Il ne s’était réellement laissé aller qu’une seule fois – quand son poing était parti, presque de lui-même, éclater le nez de l’autre homme. Il en avait retiré un épuisement total, physique et moral, dans les jours qui avaient suivi. Et voilà que, à nouveau, il tenait tête à Daniel – et il sentait cette douleur incandescente, le besoin grandissant d’être seul, d’oublier, par tous les moyens. Daniel avait toujours eu une emprise sur lui. Lutter contre cette emprise morale était plus fatigant encore que si elle avait été physique. Même si, pourtant, comme l’autre homme l’admettait lui-même, il n’était plus un enfant. Il le regardait dans les yeux, et qu’est-ce qui avait bien pu leur arriver ? Oui, Daniel avait beau être ironique, Joshua lui était redevable, et il le savait. Il l’avait, en quelques sortes, contraint et forcé à grandir le jour où il l’avait laissé seul, désabusé, et vide. Il ne l’aurait avoué pour rien au monde. Il n’avait certes pas grandi de la meilleure des façons. Il avait abusé de tout, et en abusait encore aujourd’hui, parce que personne n’avait été là pour lui expliquer ce qu’il fallait faire ou ne pas faire – il se mettait en danger au quotidien, à trop vouloir vivre libre sans renoncer une seconde à sa candeur. Mais il n’était plus un enfant. Et c’était grâce – à cause de ? – Daniel. De ce grand type qui le regardait, ses yeux trop bleus étrangement vides. Qui faisait mine d’applaudir, avec toute l’ironie dont il était capable. Il le dégoûtait. Oui, quelque part, il le dégoûtait. Peut-être parce qu’il avait passé trop de temps à l’attendre et à l’espérer malgré tout. Il le dégoûtait parce qu’il l’avait trop aimé. Il en suffoquait presque. La douleur le prenait tant à la gorge qu’elle l’empêchait de respirer. Incompatibles. Oui, Daniel avait toujours eu plus d’ambition que lui. S’il avait dû être tout à fait honnête avec lui-même, Joshua aurait admis qu’il n’avait aucune autre ambition que celle d’être heureux – mais ce n’était pas la plus louable, après tout ? Il avait fait le nécessaire pour cela. Pas Daniel. Daniel avait choisi de se mentir. Et il le lui disait, avec grand soin, prenant soin au passage de le foutre plus bas que terre. Il enfonça, profondément, les mains dans les poches de son vieux jean. Sa posture, d’une façon presque imperceptible, avait changé. Il se forçait à le taire, mais quelque chose dans son attitude avouait que Daniel lui faisait terriblement mal. Qu’il le haïssait tellement à cet instant que c’en était devenu une véritable douleur physique. « Autre chose ? » « Arrête » laissa-t-il échapper. Il serra les dents. Leva, une seconde, les yeux au ciel. Il était à nouveau incapable de regarder l’autre homme, droit dans ses pupilles un peu trop bleues. De toutes façons, qu’est-ce que ça aurait pu lui apporter ? De toute évidence, ce Daniel là n’était plus celui qu’il avait connu. Parfois un peu rude, toujours trop froid, mais essayant au moins de ne pas lui faire de mal, parce qu’il le savait plus fragile que lui. « Rien d’autre, non. De toute évidence. » C’était une étrange sensation. Comme s’ils n’avaient pas réellement rompu, à leur dernière entrevue – et que tout prenait fin maintenant qu’il voyait quel homme Daniel était. Il hocha la tête. Désabusé. « J’espère que tu vivras une longue et heureuse vie, dans ton ravissant palace avec ta ravissante femme et tes ravissants costards. Si c’est ce qui compte pour toi. » Il se mordit légèrement la lèvre. « J’espère aussi que la solitude est pas trop pesante. » Putain, ce qu’il était… épuisé. Terriblement épuisé. « Surtout, j’espère que ton petit rêve volera pas en éclat. Et que ta femme n’apprendra jamais que, pendant qu’elle effeuillait des pâquerettes et pensait à votre mariage, tu couchais avec un garçon un peu trop jeune pour toi. » Il releva la tête. Son regard était dirigé droit devant lui, un peu dans le vide. « Elle mérite pas ça. Ouais. J'espère, qu'un de ces jours, tu comprendras que t'es pas seul au monde, Daniel. ». Et il le pensait sincèrement. Il avait, un temps, été en colère contre elle – peut-être même que s’il la rencontrait il ressentirait encore la morsure caractéristique de la jalousie. Mais elle n’avait rien demandé. Daniel lui avait menti, à elle aussi. Les deux s’étaient fait avoir en beauté.
Je n'étais presque déjà plus vraiment là, c'est pourquoi lorsque j'attendis sa plainte, un frisson me secoua, me reconnectant à la situation, provoquant un fort pincement dans ma poitrine que je décidais d'ignorer en restant résolument loin de lui, prêt à m'en aller et à ne plus me retourner. Je n'avais plus rien à dire et je ne comptais pas rester là indéfiniment à me faire laminer et à l'écouter me prouver combien il était mieux sans moi. Mais si il s'en était si bien sorti que ça, dîtes moi, pourquoi alors m'accusait-il de tous les malheurs dont il était responsable, hein ? C'était grotesque. Il me dépeignait comme un véritable monstre et ensuite, me demandait d'arrêter. Arrêter quoi ? D'être moi-même ? Arrêter de lui renvoyer la vérité qu'il se targuait pourtant déjà de connaître ? Ce n'était pas moi qui, pour une fois, lui faisait du mal volontairement, c'était lui qui l'avait cherché. Il n'en récoltait donc que les fruits. Et ce n'était pas mon problème si il n'était pas capable d'encaisser. Il allait falloir qu'il se remette en question deux secondes, parce qu'il n'avait vraiment pas l'air de savoir ce qu'il voulait. Non mais, franchement, je n'allais pas non plus lui donner raison et EN PLUS devoir m'excuser. Et puis quoi encore ? Il voulait pas que je lui file ma montre et les clés de ma bagnole tant qu'on y était ? Sérieusement. De toutes façons, les excuses, c'était pour les faibles. Et l'Amour aussi, cet amour qu'il semblait attendre que je lui dise avoir ressenti pour lui... Et bien, ma foi, il pouvait toujours l'attendre. Peut être parce que je n'aimais que moi, ou peut être parce que je n'avais plus la force de ressasser un sentiment qui ne m'avait apporté qu'un nez cassé et des sueurs froides. « Rien d’autre, non. De toute évidence. » finit-il par répondre ensuite, semblant soudain presque perdre ses moyens, brisant ce court instant durant lequel j'avais presque - presque, hein - ressenti de la compassion pour lui. Je ne pouvais vraiment expliquer pourquoi, mais cela m'énerva qu'il baisse les yeux et se contente de... ça. C'est tout ?!, eus-je envie de m'écrier, mon regard cherchant le sien, qui m'évitait de nouveau résolument. Tout ça pour ça. Bien. Tant mieux. Après tout, c'était sûrement mieux comme ça. S'il en avait rajouté, sûrement que j'aurais fini par l'encastrer dans un mu-- « J’espère que tu vivras une longue et heureuse vie, dans ton ravissant palace avec ta ravissante femme et tes ravissants costards. Si c’est ce qui compte pour toi. » Ah ben, non, il n'avait pas fini. Et visiblement, vu comment ça débutait, ça promettait d'être intéressant (IRONIE). Je me retournai donc tout à fait vers lui pour entendre ce qu'il lui restait sur le coeur, le tout avec ma placidité et mon regard sarcastique habituels. « J’espère aussi que la solitude est pas trop pesante. Surtout, j’espère que ton petit rêve volera pas en éclat. Et que ta femme n’apprendra jamais que, pendant qu’elle effeuillait des pâquerettes et pensait à votre mariage, tu couchais avec un garçon un peu trop jeune pour toi. » Ok. Ok, très bien...
Oh putain. OH PU-TAIIIIN, non, pas ok DU TOUT en fait.
A la mention de ma femme, toutes mes belles résolutions de rester calme et adulte et mature et correct et etc volèrent en éclats. Mon attitude changea soudain du tout au tout. Mon coeur s'emballa soudain alors que mon regard se fit plus noir, et mes poings se serrèrent sans que je leur en donne l'ordre. Décidemment, en présence de Joshua, j'avais vraiment tendance à ne plus répondre de mon corps - pour le meilleur comme pour le pire. Et plutôt pour le pire, pour tout vous dire. « Elle mérite pas ça. Ouais. J'espère, qu'un de ces jours, tu comprendras que t'es pas seul au monde, Daniel. » C'en était déjà trop depuis longtemps, c'est pourquoi je n'en supportais pas davantage. En deux enjambées, je l'avais rejoint et avait saisi le col de son tee-shirt dans ma paume, me retenant de le soulever du sol, même si l'envie y était. Une veine palpitait fortement sur ma tempe lorsque je pris la parole, tout prêt de son visage. Mes iris n'avaient plus rien de la mer calme qu'ils étaient encore quelques instants auparavant, ils étaient maintenant l'incarnation d'une tumultueuse tempête, soudain habités par un mélange de rage et de violence sourde. « Mais qui es-tu pour oser décider de ce qu'elle mérite ou non ? Tu ne la connais pas, et visiblement, tu me connais bien mal aussi, alors je ne te permets pas de juger de notre histoire. Tu ne sais rien de notre vie. Et tu n'as aucun droit de parler d'elle, alors je te conseille de ravaler tout de suite tes paroles et de retirer ce que tu viens de dire. » J'écumai, oui, et je ne cachais plus mes émotions. Pour tout vous dire, j'en étais tout bonnement incapable tant à cet instant j'avais une envie impérieuse de le crucifier sur place. Je me serais écouté que je l'aurais frappé à mon tour. Il pouvait m'attaquer moi, il pouvait m'insulter, me traiter de tous les noms, mais Beth... Non, ça, non. Il n'avait pas le droit de parler mal d'elle et de dire qu'elle était conne d'être avec moi, car c'était bien ce qu'il sous-entendait. Et c'était trop. Beaucoup trop. Il allait vite s'en rendre compte, si ce n'était pas déjà fait. « Je suis peut être un salop, mais un salop qui l'a épousé et qui a promis de la rendre heureuse, avec tout ce que cela implique. C'est une femme merveilleuse, et chaque jour je fais en sorte de la combler. Je m'en fous complètement que tu penses que je ne la mérite pas, elle est avec moi et t'es personne pour me dire comment je dois m'occuper d'elle, ni pour la juger de m'avoir choisi. Et pour ta gouverne, tu ferais mieux de la fermer car t'es définitivement pas le mieux placé pour me parler de solitude. J'ai refait ma vie, moi. J'ai aucune leçon à recevoir de toi dans ce domaine. » Mes phalanges avaient blanchies et mon front touchait presque le sien lorsque, finalement, je le lâchai sans ménagement, le repoussant presque tant j'étais pressé de m'éloigner de lui. Il n'en avait sûrement pas conscience, mais il s'en tirait à bon compte car vu l'état de fureur dans lequel il m'avait mis, cela aurait pu bien plus mal se terminer. Car, non, il n'avait pas le monopole de casser le nez des gens. Avec un dernier regard incandescent, je lui balançai, avec verve : « Que ce soit bien clair : je l'aime, tu entends ? Peut être pas comme l'image fantasmée que tu te fais de l'amour dans ton petit cerveau de garçon bloqué dans l'adolescence, mais je l'aime. Alors va te faire foutre, Joshua. Va - te - faire - foutre. » C'était sûrement dit avec bien trop d'emphase pour être complètement sincère, mais je m'en foutais. L'important n'était pas que je le crois ou non, mais qu'il l'entende. A partir de là, il pouvait bien en faire ce qu'il voulait, cela ne me concernait plus. Il n'était plus rien pour moi. Et qu'elle aille se faire foutre aussi, cette putain de douleur que je ressentais dans les entrailles rien que d'y penser.
Keep you in the dark, you know they all pretend ; keep you in the dark, and so it all began.
Il sentit son souffle se couper une demi-seconde quand la main de Daniel se referma sur le col de son t-shirt. C’était comme, tout à coup, se prendre un coup de poing dans le ventre – et peut-être même qu’il s’attendait directement à cela, comme ses yeux se fermèrent un instant avant de se rouvrir sur ceux de Daniel. Quelque chose de violent l’avait tout à coup parcouru, et il y était si peu habitué qu’il ne reconnut pas immédiatement cette émotion qu’était la peur. Il avait affirmé, quand il avait rencontré Dustin, qu’il ne craignait rien. C’était quelque part vrai. L’angoisse le prenait toujours à retardement, quoiqu’un peu plus violemment que chez les autres – sur le moment, il était toujours, toujours beaucoup trop insouciant pour comprendre que les choses pouvaient mal se passer. Pourtant, oui, à cet instant, son cœur s’était emballé et il avait tout à coup eu l’impression que ses jambes ne pouvaient plus le soutenir. Il regardait Daniel dans les yeux et il y avait une lueur d’incompréhension dans ses pupilles, face à la violence de l’autre homme. Quelque chose comme un pourquoi est-ce que tu me fais peur, Daniel ?, une trace de l’enfant qu’il était encore quand ils s’étaient rencontrés. Quelque chose comme un pourquoi est-ce tu me dis tout ça ? Tu sais que j’ai raison, le regard d’un homme chez qui la colère s’est transformé en une rage si sèche qu’elle en devenait douloureuse. Tout était allé trop vite, trop loin, après six longues années de silence. Son cœur avait ressenti tellement de choses dans ces dernières minutes que Joshua avait l’impression d’une terrible fatigue, physique et morale. Il était comme anesthésié. C’était presque froidement qu’une part de lui constatait les dégâts. Ceux du temps sur Daniel, ceux de cet instant sur lui-même. L’autre part, elle, s’attachait à minimiser la panique. Il avait du mal à respirer. Les mots sous lesquels l’enterrait l’autre homme n’arrangeaient rien à la situation. Quand Daniel le relâcha enfin, il posa une main sur son cou, luttant pour que son souffle reprenne un rythme normal. Il faisait l’apologie de cette femme. Joshua la plaignait tout de même. Daniel avait beau parler, répéter qu’il avait promis de la rendre heureuse, il ne pouvait s’empêcher de penser à un fait, un seul, qui prouvait son intense lâcheté, et ce fait rajoutait encore à la pression sur son cœur et sur ses poumons. Une semaine encore avant que Daniel ne lui annonce ses fiançailles, c’était sa bouche, à lui, qu’il était venu chercher dans le noir. Quel genre d’amour était-ce que cela ? Quel genre de mariage ? Mais Joshua restait là. Les yeux dans le vide. A essayer de respirer. A essayer d’oublier, aussi, oublier cette nuit et oublier qu’il avait du mal à le croire. Il se devait de lâcher prise. C’était nécessaire. Tout ce qu’il restait en lui d’attachement pour Daniel était, de toute évidence, vain. Il n’avait jamais sincèrement pensé que leur histoire puisse reprendre là où elle s’était arrêtée – la douleur, à la fin, avait été trop violente. A cet instant, il en avait la certitude. Il fallait tourner la page. Et même renoncer à lui faire entendre raison. Tant pis pour Daniel. Il était, de toutes façons, enfoncé trop profondément dans son mensonge pour comprendre quoi que ce soit. Il hocha lentement la tête. Il respirait correctement à nouveau, même s’il avait gardé une main posée sur son propre cou. La peur avait disparu. Ou presque. Pour le moment, il était simplement... sonné. Il y eut un temps de silence. Et puis il laissa tomber les mots qu’il n’aurait jamais pensé prononcer un jour : « Crois ce que tu veux, Daniel. ». C’était comme s’il venait de renoncer. Il eut un léger rire. Amer. A des kilomètres de ceux qu’il avait d’ordinaire, éclatants de joie et de candeur. « Je vais… ouais. Je suppose que je vais aller me faire foutre. » Il haussa un peu les épaules. L’air de dire que, techniquement, ce n’était pas si loin de la réalité, de toutes façons. « J’ai pas demandé à avoir cette discussion, tu sais. Franchement, j’aurais préféré ne jamais te revoir. » Un temps. « Au moins, tu ne viendras plus me parler du soi-disant « bon vieux temps » ». Il releva les yeux vers lui, pencha légèrement la tête. « Je suis pas seul, tu sais. Tu disais que j’étais mal placé pour te parler de solitude, mais je suis pas seul. Ca fait six ans. Je les ai pas passés à attendre sagement que tu reviennes, non. Y’a que toi pour supposer ça. » Il esquissa un sourire, sincère, cette fois-ci. Mais il n’était pas adressé à Daniel. Il pensait, en partie, à Dustin. Le seul homme depuis celui-ci, un homme qui lui avait fait entr’apercevoir un monde où rien n’était grave. Un monde sans ces violences là, et sans mensonges. « Ok. Tu l’aimes. J’ai compris. Tant mieux, pour elle et pour toi. Vraiment. Tant mieux. » Il fronça légèrement les sourcils. « Et moi, j’ai plus besoin de toi. » De ça, au moins, il était maintenant certain. Ou du moins, il pensait l’être. Et tant pis s’il n’avait pas la force de tourner les talons et de partir sur ces mots, tant pis si quelques souvenirs de bonheur brut subsistaient, parfois, quelque part. Ce n’étaient que quelques pas, et ce n’étaient que des souvenirs. « Tout ce que j’ai dit… je l’espère sincèrement. » Oui, il espérait qu’il resterait dans son mensonge, bien au chaud, et que rien ne viendrait jamais le troubler – qu’il serait toute sa vie aussi satisfait qu’il avait l’air de l’être à cet instant. Il n’avait jamais souhaité le mal des gens, il ne commencerait pas aujourd’hui. C’était en partie parce qu’il avait aimé Daniel trop sincèrement pour espérer qu’il souffre – et en partie parce qu’il y avait cette femme qui n’avait rien demandé, qui n’avait jamais voulu se retrouver dans ces mensonges, et qui méritait sûrement d’être heureuse. Qui, à défaut d’un mariage honnête, pouvait au moins obtenir la croyance d’un mariage honnête.
WHAT YOU ARE DOING IS SCREWING THINGS UP INSIDE MY HEAD.
Je n'étais plus tout à fait moi-même, ou en tout cas je me sentais... étrangement étranger à moi-même. Comme regardant la scène de quelque part au dessus, dans un degré de conscience supérieur, comme si j'y assistais seulement, voyant les choses se passer sans rien pouvoir faire pour en altérer le cours, de ma main qui s'était enroulée autour de son tee shirt jusqu'aux mots qui étaient sortis de ma bouche sans passer par la case "censure" habituelle... Et ces émotions, tellement fortes qu'elles semblaient vouloir tout balayer sur leur passage. Pourquoi mon coeur battait-il vite ? Pourquoi mes mains tremblaient-elles ? Comment cette violence réussissait-elle à me dominer, alors que j'étais, d'ordinaire, le plus calme des hommes ? Je ne comprenais pas, je ne comprenais plus rien. Pour tout vous dire, je ne me rappelais pas quand était la dernière fois que je les avais ressenties, si bien que je ne savais plus très bien leur signification exacte. Elles résonnaient en moi comme un écho lointain, un son oublié... Et je faisais la sourde oreille. « Crois ce que tu veux, Daniel. » Je le regardais sans le voir. C'était terminé. Il avait gagné, et je le savais. Il n'avait pas besoin d'afficher son triomphe et de m'enfoncer davantage... Personne n'était dupe sur l'issue de cette rencontre. Pourtant, il le faisait. Et je tâchais de rester hermétique, parce que c'était ce que me dictais mon éducation. De faire semblant de ne rien ressentir, et d'empêcher la colère d'affluer de nouveau... De ne pas montrer mes faiblesses. Jamais. « Je vais… ouais. Je suppose que je vais aller me faire foutre. J’ai pas demandé à avoir cette discussion, tu sais. Franchement, j’aurais préféré ne jamais te revoir. Au moins, tu ne viendras plus me parler du soi-disant « bon vieux temps ».» Le dégoût, lui, était plus dur à masquer, avec ce goût acre de bile qui essayait de remonter dans ma gorge, surtout accompagné de la grande prêtresse, j'ai nommé la Jalousie, cette brûlure qu'il devait trouver si délicieuse à voir, enflammant mes joues et mon regard alors qu'il me balançait m'avoir remplacé. Je les dissimulais en me tournant de trois quarts, passant une main dans mes cheveux, pour prendre une grande inspiration que j'expirais très lentement par le nez. Ne pas se laisser atteindre. Garder la tête froide. Allez. Il n'y en avait plus pour très longtemps. Je le sentais, la fin était proche. Il ne pourrait pas me tenir tête encore très longtemps. Quoi qu'il en dise, je le connaissais mieux qu'il se connaissait lui-même. Et la réciproque était peut être vraie, mais il n'était pas moi. Et il n'allait guère pouvoir me faire plier. « Je suis pas seul, tu sais. Tu disais que j’étais mal placé pour te parler de solitude, mais je suis pas seul. Ça fait six ans. Je les ai pas passés à attendre sagement que tu reviennes, non. Y’a que toi pour supposer ça. » Ce n'était que justice, et pourtant, je me sentais trahi. Floué. Et je détestais ce sentiment. L'envie n'était bonne que pour les autres. Ils la ressentaient envers moi, et non l'inverse. C'était ça, l'ordre des choses. C'est pour cela que je n'eus aucune espèce de réaction, si ce n'était un air sincèrement surpris. Pas qu'il soit avec quelqu'un, non, mais de réellement envier cet autre homme, sans même le connaître. Quelque chose que je n'aurais pas cru capable, et qui me perturba un instant...
Mais pas assez pour m'empêcher d'ouvrir ma gueule, même si mon coeur s'était emballé à m'en faire mal aux côtes, que mes poumons semblaient soudain avoir rétréci, raréfiant l'oxygène dans mon organisme, et que la tête avait manqué de me trouver. Je restais droit, et digne - enfin, comprenez ici que j'étais digne dans la mesure de tout ce que le mot dignité pouvait représenter pour un homme comme moi. En gros digne d'un connard. A vous de faire vos conclusions sur la question. « Ravi de l'apprendre. » me força alors à répondre mon amour propre, meilleur ami depuis toujours qui ne m'avait jamais fait défaut, et ne le ferait sûrement jamais. Je répondis même à son sourire par un identique, en bien que plus ironique. Mimétique de crétin fini, en somme. Mais que voulez-vous, j'avais une réputation à honorer, et comptez sur moi pour surtout, surtout, de pas y déroger un seul instant. Même si je savais d'avance que la victoire lui reviendrait, quoi que je dise ou fasse. « Il s'appelle comment ? Et il est bon au pieu, au moins ? » C'était à la fois la curiosité et la jalousie qui parlait, et en même temps, mon jeu de salopard insensible qui me disait de demander des détails, de ne pas lui montrer qu'entendre de sa bouche qu'il avait quelqu'un d'autre me touchait, et qu'il pouvait y aller. Qu'il pouvait me le balancer à la figure à son tour, son soit disant bonheur, celui qui le faisait sourire même face à la personne qu'il détestait le plus sur cette planète. Je voulais lui montrer que je m'en fichais, éperdument, totalement. Je le regardais avec le même sourire que précédemment, mes yeux le toisant sans vergogne. Il n'avait pas fini. Il avait encore des choses à me dire. « Ok. Tu l’aimes. J’ai compris. Tant mieux, pour elle et pour toi. Vraiment. Tant mieux. Et moi, j’ai plus besoin de toi. Tout ce que j’ai dit… je l’espère sincèrement. » On se serait cru dans un de ces films, vous savez, ces navets où le héros décide, contre l'avis de tout le monde (et même du public), d'être gentil avec le méchant juste pour prouver qu'il est bien le gentil, et qu'il vaut mieux que l'autre abruti en face. C'était... Risible. Et j'eus donc en réponse, un rire, profond, rauque, véritable. Un grand rire dans lequel je prononçai, d'une voix modulée par l'hilarité : « Ben moi, ce que j'espère, ce que ton jules, il te comble vraiment au pieu parce que, malgré tes beaux discours, t'as l'air bien tendu ! Si tu veux un conseil, va vite le retrouver, ça te détendra. » Sur un clin d'oeil, je terminai, un peu plus sérieux malgré les quelques accents du rire qui continuait à se répercuter dans mon ton et mon attitude : « Ou tes jules, en fait. Au pluriel. T'as été formé par un maître après tout, tu dois être un garçon prisé... » Je n'avais pas pu résister à lui rappeler les nuits que nous avions passées ensemble, cette passion torride. Je lui avais tout appris, et il le savait. J'avais toujours été le mentor et lui le disciple. Aujourd'hui, il se targuait de vouloir me faire la morale, mais il n'avait rien à m'apprendre que je ne savais déjà. Parce que j'avais tout à fait conscience d'être un connard, ouais. Mais je n'avais aucun problème avec ça. Contrairement à lui. Et je n'avais non plus aucun problème pour partir sans me retourner en lui adressant un dernier sourire goguenard, parce que j'étais Daniel Wilkerson, un homme qui avait réussi sa vie, et qui n'avait pas besoin non plus qu'un gamin la ramène pour lui dire qu'il espérait que sa vie ne s'écroulerait jamais comme un vulgaire château de cartes. Comme si, depuis le temps, je ne savais pas ce que je faisais... Non mais, vraiment. « Faut vraiment que t'apprennes à t'occuper de ton cul. Au propre comme au figuré. » J'eus un dernier rictus. Plus pour moi que pour lui. Non, je n'avais pas besoin de lui pour me souhaiter quoi que ce soit. Ni tout le bonheur du monde, ni rien d'autre. Je me débrouillais très bien tout seul, merci. Je commençais alors à partir, à reculons, sans le quitter les yeux, pour ne pas perdre une miette de cet instant décisif où je le voyais peut être pour la dernière fois... Mais c'était mieux ainsi. Même si je sentais ma cage thoracique s'écraser sur elle-même et des fourmis commencer à parcourir mon corps, même si j'aurais presque pu souhaiter qu'un morceau du plafond tombe soudain et m'écrase juste pour voir si sa réaction aurait vraiment été celle de quelqu'un qui n'en a plus rien à foutre, je me détournais complètement, calquant ma respiration sur mes pas.
Il n’avait jamais oublié leur histoire. Il n’avait jamais oublié la violence de leurs amours. L’impression étrange que quelque chose allait éclater en lui, une boule de bonheur brut, la toute première fois que l’autre homme l’avait embrassé ; les regards qu’ils échangeaient quand ils savaient que personne ne prêtait attention à eux ; la lueur qui s’était allumée dans les yeux très bleus quand Joshua lui avait dit qu’il avait vraiment, vraiment besoin de lui. Il n’y avait pas eu grand chose de doux ou de délicat entre eux, quand on y pensait bien. Ils n’avaient rien fait à demi, la faute à leurs deux caractères, qui s’ils ne se ressemblaient en rien les avaient toujours menés à la collision. C’était logique, quand on y pensait bien, que leur séparation définitive se passe de la même manière. Définitive, oui. Il était fermement résolu, à cet instant, à tourner la page. Il parlait avec cette espèce de sérénité paradoxale, celle d’un homme qui a fait son choix. Il avait cessé de regarder Daniel – pour de bon, il lui semblait. Ses yeux entr’apercevaient par fois un iris trop bleu, la courbe d’une mâchoire, la ligne des lèvres, mais s’il les voyait, il ne les regardait pas réellement. Il s’était fait à l’idée que les choses ne seraient plus jamais comme avant, et lentement s’enfonçait dans le processus de l’oubli. Il fallait qu’il cesse de ressentir quoi que ce soit quand il rencontrait l’autre homme – que ses mots, toujours acerbes, toujours violents, cessent de lui faire du mal, parce qu’ils lui en avaient déjà suffisamment fait comme ça. C’était fini. C’était l’heure de grandir, et l’heure de se réveiller. Il hocha lentement la tête quand Daniel indiqua qu’il était « ravi d’apprendre » qu’il avait tourné la page, qu’il avait quelqu’un d’autre. Il ne saurait probablement jamais qu’il lui avait fallu six ans pour se résoudre à faire quoi que ce soit avec un homme, et c’était tant mieux. Il aurait été bien trop fier de lui et de l’influence qu’il avait pu avoir. Après tout, c’était ça, Daniel. Une constante fierté mal placée, aux allures d’arrogance. Il eut une légère grimace douloureuse quand l’autre homme posa, crument, une question sur les performances sexuelles de celui qui l’avait remplacé. Grimace réitérée à la deuxième occurrence de cette remarque. Un instant, il fut traversé par des images de leur passé. Oui, Daniel l’avait fait. Tout entier. Il avait été son tout premier, hommes et femmes confondues, il lui avait tout appris. Avant, il était ce gamin avec son nœud papillon de travers, qui parlait trop, riait trop, et gardait une part de timidité entremêlée à sa candeur. Il était un enfant. Daniel avait fait de lui un homme, dans tous les sens du terme. Il lui avait appris à avoir confiance en lui, en son corps, à être sans honte, au-delà même de lui apprendre tout ce qu’il fallait pour ne pas avoir à ressentir la honte. Et après ? L’autre homme pouvait bien être stupidement fier de ses enseignements, toutes ces choses appartenaient au passé. Parce que à cet instant précis, Joshua considérait que tout l’amour que Daniel avait pu lui apprendre était resté physique. Purement physique. « Dustin. » finit-il par répondre, alors que l’autre lui avait tourné le dos. « Tu voulais savoir ? Tu sais. Il s’appelle Dustin. » - et il y avait quelque chose de foncièrement étrange à prononcer ce prénom devant celui qui avait fait son passé, cet autre regard très bleu. Les deux hommes se ressemblaient, quelque part, il n’avait jamais réalisé. La même grande stature. Les yeux. Les boucles. Pourtant, ils étaient on ne peut plus différent. Quand Dustin le regardait, Joshua sentait qu’il ne chercherait jamais à le cacher, qu’il n’y aurait aucun mensonge, aucun non-dit. Il se sentait intensément libre. Il ne l’avait jamais tout à fait été avec Daniel. Il esquissa un léger sourire, peut-être parce qu’il voulait faire mal à l’autre homme – même s’il savait au fond l’entreprise vouée à l’échec, et que cela n’était en rien dans ses habitudes. « Et j’ai pas à me plaindre. », finit-il par ajouter, avant de hausser brièvement les épaules. « D’ailleurs, ouais, je vais peut-être aller suivre ton conseil. Qui sait. » Il passa, brièvement, une main dans ses cheveux. Daniel ne le regardait plus. C’était peut-être tant mieux, parce qu’il aurait pu voir la surface commencer à se craqueler un peu, le choc de ces retrouvailles commencer à le faire réagir. Il réagissait souvent à retardement, comme ça. A cette seconde, il n’était même plus tout à fait lui-même – à cause de la colère, ou du dégoût, peut-être des deux. Son regard restait dans le vague. Il avait l’impression que tout le reste du monde avait déserté la galerie marchande – et c’était peut-être vrai, après tout, cette discussion s’était entamée à l’heure de la fermeture, et tant de choses avaient été dites, ç’avait sûrement duré une éternité. Le temps qu’il faut pour tourner une page. Il enfonça ses mains dans ses poches. Ferma les yeux. « Tu sais quoi, Daniel ? » finit-il par dire, presque sans s’en rendre compte, spontanément. Il n’attendit d’ailleurs même pas que l’autre homme acquiesce, aucun signe qu’il était réellement en train de l’écouter. Peut-être même qu’il était déjà parti, il n’en savait trop rien. Il était épuisé, beaucoup trop épuisé pour que ces choses comptent réellement à ses yeux, après tout. « C’était peut-être pas plus mal de te revoir aujourd’hui, après tout. » Il eut un temps de silence, rouvrit les yeux, le chercha du regard. Il était toujours là. « Au moins les choses sont claires. » Oui, les choses étaient claires – si une part de lui ressentait encore une certaine douleur, les restes d’un amour de gosse, tout était bel et bien fini. Tant mieux. Ouais. Tant mieux. « Je suppose que c’est un adieu. ». Il esquissa un très léger sourire, un peu triste. « Ouais, c’est un adieu. » Il eut une pensée pour ce gamin qu’il était, avant. Celui qui s’était tenu sur le balcon de l’appartement d’amis communs, et, dans un de ses ridicules costumes du dimanche, son nœud papillon en vrac et ses cheveux pires encore, avait regardé, pétrifié, ce grand homme qu’il admirait tellement prendre sa main et lui répéter qu’il l’aimait. S’il avait su, se dit Joshua. Peut-être un peu mélancolique. S’il avait su combien grandir peut faire mal.
C'était presque une danse, une chorégraphie qui semblait orchestrée pour nous garder ensemble le plus longtemps possible, à nous faire se rapprocher et se repousser indéfiniment... Jusqu'à ce que la musique s'arrête. Je m'éloignais et il me faisait revenir. Il s'éloignait et c'était moi qui retournais le chercher. On aurait presque pu comparer ça à un tango, car c'était passionnel, même si cela couvait seulement sous la surface. Juste en un peu moins gracieux, et en beaucoup plus agressif que sensuel. Cela avait cependant tout du duel, du rapport de force, et si, au début, j'avais eu l'ascendant, depuis quelques minutes interminables, il avait pris le dessus. Il me dirigeait. Et moi, et bien, comme d'habitude... Je m'en allais. Parce que c'était dans ma nature. Parce que je n'étais pas prêt à l'affronter complètement. Et aussi parce que je n'avais pas envie de reconnaître ma défaite publiquement, et que je préférais me retirer avant qu'il me mette à terre. Avant de risquer de trop en dire. Même si c'était déjà trop tard, et que j'en avais déjà trop dit. Et j'allais disparaître quand je l'entendis mettre un nom sur cet autre. Celui qui partageait sa vie. Dustin. Ce garçon que je ne pouvais m'empêcher de détester, sans l'avoir jamais vu. Je ne me retournais pas, continuant mon chemin alors qu'il continuait. Ne pas me retourner. Ne pas y retourner. Mais je ne pouvais toutefois m'empêcher d'écouter, chaque mot, chaque inflexion de sa voix, devinant même les mouvements qui les accompagnait, même sans les voir. « Et j’ai pas à me plaindre. D’ailleurs, ouais, je vais peut-être aller suivre ton conseil. Qui sait. » Rester impassible. Avancer calmement. Ne pas tourner la tête, et rejoindre la sortie sans lui laisser le loisir de savoir si oui, ou non, j'avais entendu. Mon regard accrocha toutefois son reflet dans une vitrine, et mon coeur se serra douloureusement. Il était beau. Avec ce regard fier qui me narguait... Il n'aurait pu être plus beau, et plus honorable, dans toute cette sincérité vibrante. « Tu sais quoi, Daniel ? C’était peut-être pas plus mal de te revoir aujourd’hui, après tout. Au moins les choses sont claires. » Un tressaillement me trahit, et l'envie de le regarder se fit plus forte alors que je ralentissais. Qu'entendait-il par là ? Qu'il savait à présent quel genre d'homme j'étais et que je n'en valais pas la peine ? Sûrement. Au fond de moi, je m'en doutais. Mais je voulais l'entendre clairement. Je voulais qu'il le dise. Et je ralentis encore, imperceptiblement, attendant la suite, toujours sans le regarder, toujours les yeux fixés droit devant moi. « Je suppose que c’est un adieu. Ouais, c’est un adieu. » L'entendis-je alors conclure, et malgré moi, je m'arrêtais, un très bref instant, durant lequel j'esquissais un vague mouvement de la main. Quelque chose qui voulait dire "qu'il en soit ainsi", qui ne confirmait ni n'infirmait ses paroles. Ma tête s'était très légèrement tournée vers lui, mais peut être pas assez pour qu'il entende ma réponse, maintenant que j'étais relativement loin, mais je la prononçai tout de même, pour moi-même plus vraiment que pour lui. « Je suppose. » lui opposai-je calmement, sans fioriture. Il y avait eu trop d'éclat et trop d'amertume pour que je continue à mettre de l'huile sur le feu. C'était un fait, nous n'aurions pu être plus éloignés l'un de l'autre qu'à cet instant, autant physiquement que mentalement. Nous avions trop de reproches à nous faire, et plus rien à voir avec les personnes que nous étions il y a six ans. S'en rendre compte était presque plus douloureux qu'un nez cassé. Pourtant, quelque chose me disait que ce n'était pas la dernière fois que j'entendrais parler de lui. C'était un sentiment étrange, mais j'étais prêt à parier que nous nous reverrions. Quelque chose en moi m'en donnait la certitude. Pourtant, la volonté était toute autre. Ni l'un ni l'autre n'avions certainement envie de réitérer telle expérience que celle que nous avions faite aujourd'hui. Huntington Beach était une grande ville mais tout le monde s'y connaissait et, à moins qu'il parte, on ne pouvait rien prédire. En tous les cas, ce qui était certain, c'est que je ne chercherais pas à le revoir de si tôt. Il m'avait bien fait comprendre combien je le rebutais, et quelle créature vile je représentais. Alors, oui, c'était sûrement un adieu. Sûrement même qu'à l'avenir, nous éviterions de mentionner l'autre, et même de penser à lui. Idéalement. Oui, notre histoire faisait partie du passé. Cela était vrai depuis bien longtemps, mais ce n'était que maintenant que j'en prenais la pleine conscience. Nous nous étions écorchés. Jamais nous n'avions réellement été heureux, comme les couples normaux. Il y avait toujours eu de la souffrance dans notre relation, même dans les meilleurs jours... Non, rien de bon ne pouvait advenir quand nous étions ensemble. Pourtant, une infime part de moi ne pouvait cesser de l'espérer. Accélérant l'allure, je l'étouffais, pressé de rejoindre ma voiture. J'étais pitoyable. Et lui, malgré tout, avait su rester noble. Quelque part, très loin, enfoui tout au fond de mes entrailles, je savais que c'était ça qui m'avait toujours plu chez lui, cette honnêteté, cette force que j'avais vu en lui alors que personne ne la voyait...
Et, alors que je tournai enfin pour disparaître de son champ de vision, je me surpris à mon tour à souhaiter ne l'avoir jamais connu.