oooh, uptown girl, she's been living in her uptown world
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Quand ils étaient plus jeunes, probablement à l’époque du lycée, Judy avait regardé son frère avec ses très grands yeux et lui avait dit, avec tout le sérieux du monde, « Shua, tu serais foutu de passer sous une voiture en suivant un papillon ». Il l’avait regardée avec un air incrédule, et puis il avait éclaté de rire. Il avait toujours vécu dans un monde qui n’appartenait qu’à lui, une espèce d’univers fantasmé où il était invulnérable. Elle exagérait, bien sûr – mais elle n’avait pas foncièrement tord en soulignant ainsi l’insouciance chronique de son frère. Il était toujours, toujours un peu ailleurs, réagissait à retardement, et rarement de la meilleure des façons. C’était sa façon d’être. Et alors ? Tant qu’il ne passait vraiment sous une voiture, ni Judy ni lui ne s’en souciaient réellement. Il était à peu près habilité à vivre et à survivre en société, après tout. A moins que…
Il ne suivait pas de papillon. C’était juste sa pause de midi, et il avait sérieusement la dalle. Il était sorti dans les rues de Huntington Beach dans l’espoir de trouver quelque chose à grignoter, si possible sans avoir à vendre un rein pour atteindre ce but – autant dire qu’il nageait en plein délire dans une ville côtière de Californie en pleine période estivale. Mais putain, il avait faim. Il avait ses écouteurs aux oreilles, à un niveau sonore bien au-delà du raisonnable pour être honnête, une quelconque chanson de merde des années 1980 – il avait un truc pour les chansons de merdes des années 1980, ok ? – et une heure pour atteindre son but. C’est à dire, peu de temps pour trouver le saint Graal. Ses yeux, un peu vagues du fait du manque de sommeil, passaient d’une échoppe à l’autre en quête d’un prix raisonnable. Il imaginait la gueule de son banquier à l’instant où il allait se résoudre, fatalement, à bouffer au-delà de ses moyens. Héhé. Probablement pas aussi violent que le jour où son compte avait été dépouillé de tout ce qui lui venait de son père, mais pas loin. Il amena sa cigarette à sa bouche, tirant longuement dessus avant de se débarrasser de sa cendre. Son estomac poussa un petit grognement plaintif. Hu. Il allait mourir prochainement, s’il ne remédiait pas à l’état d’urgence. Mauvais plan. Très mauvais plan. Son regard s’attarda sur une petite pâtisserie, de l’autre côté de l’avenue. Joshua était du genre de personnes qui n’aurait bouffé que du sucre si on lui en avait laissé la chance – et s’il n’avait pas pris le risque par là de mourir dans d’atroces souffrances. Il fronça légèrement les sourcils, dans sa réflexion intense. Sucre ? Pas sucre ? Il était à peu près certain qu’un orgasme gastronomique l’attendait là-bas. Un orgasme gastronomique avec des fruits dessus. Ou du chocolat. Ou des fruits et du chocolat. Oh oui. Il avait besoin de ça. Encore plus ces derniers temps. Un frisson glacé le traversa tout entier, quand il repensa à son entrevue avec Daniel. Une semaine s’était écoulée. Peut-être deux. Il ne savait plus vraiment. Mais il ressentait toujours la même chose, comme une douleur mêlée de rage, à chaque fois qu’il croyait entendre à nouveau les mots que l’autre homme avait prononcé – et ce sentiment que tout était fini, bel et bien fini, qui avait grandi en lui. Merde au banquier, merde aux lois de la diététique, il posa un pied sur le bitume, prêt à la grande traversée vers le paradis du sucre. Comme ça. A froid. La prudence n’avait jamais vraiment été son truc, après tout – et elle l’était encore moins depuis qu’il avait revu le seul homme qu’il ait jamais aimé.
Donc non, il ne suivait pas de papillon. Pourtant, au travers des accords de « Everybody wants to rule the world » de Tears for Fears, il entendit tout à coup le bruit distinct de freins mis à mal. Pourtant, malgré la fatigue, il sentit comme un choc brutal dans ses jambes, l’impression qu’on le poussait violemment. Sa main effleura une seconde le métal d’un pare-chocs – et sans comprendre vraiment comment, ni pourquoi, il rouvrit les yeux par terre, comme un con, les yeux ouverts en grand sur une plaque minéralogique. Uh. Il était, littéralement comme métaphoriquement, sur le cul. Et il avait un peu mal à l’endroit sus-nommé, d’ailleurs. Ses lunettes étaient tombées à ses côtés et, sur le coup, il n’eut même pas le réflexe de les remettre. Le monde était flou mais la situation dans son ensemble était complètement floue, alors bon. Il arracha ses écouteurs de ses oreilles, passa une main dans sa masse de boucles noires. Machinalement, il vérifia que tous ses membres répondaient bien à l’appel – et ouais, sauf erreur, tout allait bien. Alors, seulement, la situation parvint à son cerveau. Il lâcha un bon gros « Putain de… ! » - il venait de se faire renverser par une voiture, non ? Et pas de la merde, la voiture, en prime. Il cligna une fois, deux fois des yeux, avant de poser à nouveau ses lunettes sur son nez. Intactes. C’était probablement le plus grand miracle de la journée. Alors Joshua entendit une portière claquer et une jeune femme, impeccablement habillée, remarquablement belle, se rua sur lui. Il la regarda un instant avec un air un peu stupide – parce qu’elle lui disait vraiment quelque chose mais il n’arrivait pas à mettre un nom sur ce visage et c’était foutrement rageant quand on y pensait. Il ouvrit la bouche. La referma. La rouvrit, et cette fois-ci balbutia « Ca va. Ouais. Je crois que ça va. Je suis pas mort, hein ? Donc ça va. Je crois. » Pour l’éloquence, il repasserait. Il ouvrit et referma ses mains sur le vide, histoire de vérifier que tous ses doigts fonctionnaient encore. « Ouais. Ca va. » Il n’avait pas encore essayé de se relever, mais là c’étaient déjà un peu trop d’émotions pour les cinq dernières minutes. Ouais. Il verrait ça après. Il releva les yeux vers elle, et il eut ce réflexe à la con qu'il avait toujours dans ce genre de situation - enfin, il lui arrivait pas souvent de passer sous des voitures, mais voilà, vous avez compris - il s'excusa. Un « Je suis vraiment, vraiment désolé » qui franchit ses lèvres même s'il était techniquement celui qui avait manqué de crever cette histoire, mais tant pis.
La journée était folle, encore et toujours. Elle venait de s'otroyer une demi-heure pour trouver à manger et éviter de faire un malaise dans la chaleur du QG de l'association. Oui, un jour prochain, il faudrait qu'elle investisse au moins dans un ventilateur. Le but n'était pas de recréer le climat du Guatemala pour rendre les objectfis de l'association plus réelle. Et ce n'était pas dans ses robes de créateurs que Beth aimait faire des séances de sauna. Elle avait sauté dans sa Chevrolet, et, elle devait l'avouer, elle n'avait respecté les limitations de vitesse que très justement. Elle cherchait surtout un endroit où se garer, pas loin d'une petite brasserie ou d'un truc comme ça. Elle ne serait pas très difficile, elle prendrait ce qu'elle trouverait, tant que c'était susceptible de lui plaire. Elle ne s'embarrassait pas du prix, elle pouvati se permettre de l'oublier. Mais elle crevait de faim, et elle avait laissé la boutique aux bons soins d'un stagiaire, de Julian et d'une autre bénévole. Si le stagiaire ne lui inspirait pas confiance, les deux autres rattrapaient largement ses angoisses. Mais elle ne voulait pas leur laisser toute la charge du travail à eux seuls, ce ne serait pas correct. Elle avait faim, alors elle goberait quelque chose en vitesse, voilà tout. De temps à autres, elle se disait quand même que ce serait malin de préparer une part de plus lorsqu'elle cuisinait le soir, mais elle n'y pensait jamais. Et tous les midis, c'était la même panique. Au moins, ça la forçait à sortir des locaux de l'association et à changer d'air, ce qui n'était peut-être pas plus mal. Concentrée sur les restaurants et autres fast-foods qui se succédaient des deux côtés de la route, Beth roulait à présent à une vitesse plus que raisonnable : lente. Elle se faisait klakonner derrière, mais elle n'y prêtait pas attention. Elle préférait déplaire à des connards plutôt que de faire un malaise dans sa voiture en attendant de se nourrir. En s'arrêtant à un feu rouge, cependant, elle repéra une boulangerie dont elle n'avait retenu que du bien. A cette heure-ci, ils leur resteraient peut-être quelques sandwiches; mais il ne fallait pas trainer. Aussi, quand elle redémarra, sa vitesse fut toute autre. Elle avait repéré une petite place en créneau, un peu plus loin, et elle ne comptait pas se la faire piquer. Mais c'était sans compter sur...
Cri strident de frein en fin de vie. Beth venait de piler au milieu de la rue. Un fou s'était littéralement jeté sous ses roues. Pas de passage piéton, mais merde, les piétons étaient toujours dans leurs bons droits. Pas que ça ne lui ferait rien de potentiellement tuer quelqu'un, mais en être officiellement tenue responsable ne ne serait pas des plus agréables. Pourtant, lorsqu'elle sortit en trombe de sa voiture en courant sur le bitume, Beth ne pensait qu'au bien-être du crétin qui avait traversé sans regarder. Ouais, elle ne voulait pas retrouver un cadavre en trois morceaux sous ses roues. Pas qu'elle avait grand chose à vomir sur l'instant, mais tout de même... Elle se pencha au-dessus du corps, qui semblait encore animé. Ouf, c'était déjà ça. A savoir maintenant s'il était tétraplégique... « Tout va bien, vous allez bien ? Je suis désolée, je vous ai pas vu mais... » Mais oui, vous vous êtes jeté sur la route comme dans les films, en espérant que toutes les voitures allaient s'arrêter, l'air de rien. « Ca va. Ouais. Je crois que ça va. Je suis pas mort, hein ? Donc ça va. Je crois. » En le regardant parler, Beth s'était mise à froncer les sourcils. Y'avait un truc bizarre, là. Le mec, elle avait l'impression de le connaitre. Mais pas moyen de savoir d'où. Peut-être qu'il faisait de la télé et qu'elle l'avait déjà vu dans une émission ? « Ouais. Ca va. » Elle le regardait d'un drôle d'air, et derrière eux, ça commençait à gueuler. Ouais, la circulation était bloquée, et les gens étaient assez égoïstes pour juste vouloir redémarrer sans prêter attention à l'accidenté. « Essayez de vous lever, je vais vous aider », l'encouragea-t-elle en lui prenant le bras. Pourtant, ce qu'elle entendit la fit tomber de haut. « Je suis vraiment, vraiment désolé » Elle lui jeta un regard des plus étonnés et réalisa soudain. Il n'y avait que lui pour s'excuser après s'être fait renverser par une Chevrolet qui roulait à toute blinde pour récupérer un créneau. « Nom de... Joshua Orwell ? » arqua-t-elle un sourcil en l'aidant à rejoindre le fauteuil passager. Ouais, quitter à papoter et à vérifier qu'il avait réellement l'usage de tous ses membres, autant le faire ailleurs, là où on ne les engueulerait pas de bloquer la circulation. Elle rejoignit la place conducteur, claqua la porte et démarra en trombe. Sa place en créneau était toujours libre. « Taisez-vous--toi... tais-toi. » Oui, elle était un peu perdue entre tutoiement et vouvoiement. « Je me concentre sur mon créneau, et je compte pas ramener la voiture cabossée à mon mari. » Une minute après, pendant laquelle un silence magistral s'était installé, la Chevrolet était impeccablement garée, et la circulation avait repris normalement dans le grand axe. « Alors, ça va vraiment ? Rien de cassé ? Vou-- Tu peux bouger les jambes normalement, les bras ? J'ai combien de doigts, là ? » Elle lui tendit une main ouverte sur ses cinq doigts. Ne manquerait plus qu'il lui accorde un high-five, tiens. « J'allais manger un truc vite fait, je te prends quelque chose ou t'as déjà mangé ? » Elle coupa le moteur de la voiture mais laissa le contact, juste pour laisser la radio. Top. Uptown girl. Faudrait vraiment qu'elle pense à changer de fréquence, un jour. Ça, c'était encore Daniel qui s'amusait à lui faire des blagues -ou à écouter sérieusement ce genre de choses, elle ne savait pas trop, en fin de compte.
oooh, uptown girl, she's been living in her uptown world
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Une seconde, il se baladait dans la rue en quête d’un truc à se mettre sous la dent, innocemment, en écoutant de la musique de merde – la seconde suivante, il était assis au milieu de la route, à réaliser lentement mais sûrement qu’il venait de se prendre une voiture dans la gueule. Tout allait bien. C’était, de toute évidence, une journée absurde – mais au fond, tout allait bien, se répétait-il, louchant un peu sur la petite plaque qui indiquait « chevrolet » juste sous son nez. Il était vivant. Il avait encore toute son intégrité physique. Et ça restait quand même relativement classieux – après tout, il aurait pu se prendre une twingo, et ça, putain, ça aurait été la loose. Mais… wow. Wow. Ouais. Il était un peu sonné. Il n’avait même plus faim, en fait. Son estomac avait en quelques sortes décidé de fermer sa gueule quand le reste de son corps s’était mangé une caisse. Le contact de la main de la jeune femme sur son bras le ramena un petit peu à la réalité, le poussant à s’excuser brutalement, apparemment franchement pas décidé à se remettre en station debout. Sauf que, au regard qu’elle posa alors sur lui, ce n’était pas la chose à dire dans ce genre de situation. Ha bon ? Il se releva alors, et putain ouais il avait sérieusement mal à l’arrière-train, supposant que son air choqué avait en partie à voir avec le fait qu’il était plutôt posé, par terre, là. Il allait même s’excuser de s’être excusé, et entrer au passage dans un putain de cercle vicieux, quand elle dit une chose qui fit stopper net son train de pensée. Son prénom, quoi. Et même son nom, tant qu’à faire. Il fronça les sourcils, alors qu’elle l’installait presque de force sur le siège passager de la voiture. Drôle de tournure des évènements. « Heu. Ouais. C’est moi. » Il allait ajouter autre chose, mais elle lui avait dit de se taire – et, mine de rien, il était obéissant. En attendant, il la regardait intensément. Ouais. Il la connaissait. Il la connaissait sûrement, dans la mesure où elle le connaissait, et il était pas une célébrité non plus… Probablement qu’elle n’avait pas été contemplée ainsi en faisant un créneau depuis le jour où elle avait passé son permis. Putain, elle lui disait vraiment un truc, et lui il avait sensiblement la mémoire d’un poisson rouge. Il n’avait jamais, jamais été physionomiste. Et il avait un problème avec les prénoms. Combo gagnant, quoi. Mais tout effort payant, au bout de quelques secondes à ce train là, le créneau avait été plié et il pouvait affirmer avec une relative certitude qu’il la connaissait de la fac de droit. C’était assez cool, ça voulait au moins dire qu’il ne l’avait pas draguée dans un bar. A nouveau il avait tenté d’ouvrir la bouche pour dire quelque chose, mais à nouveau elle l’avait coupée. Toujours obéissant, il agita un bras, puis l’autre, puis une jambe, puis l’autre, et tout allait bien, RAS. Il fixa ses doigts, avant d’affirmer, l’air de rien : « Bah. Cinq, sauf accident. » Et puis il réalisa ce qu’il venait de dire – et il éclata d’un grand rire. Tout seul, comme un con, oui. « Ok, y’a eu un accident mais… ouais, ouais, cinq, je crois. Mais j’ai une vue pourrie à la base. » Il pencha la tête d’un air entendu, réajustant ses lunettes sur son nez, comme pour prouver ce qu’il venait d’avancer. « Et t’inquiète, j’ai pas encore mangé mais ça ira. Franchement. J’suis juste con de traverser la route sans regarder où je vais, j’dois être suicidaire au fond, ou juste un peu stupide. Aucune raison de se faire pardonner. Je… » Il fut coupé par les premières notes qui s’élevaient de la radio, et décrocha un grand sourire – un pur sourire de gamin heureux. « …Putain j’adore cette chanson ! » Up-town-giiiiirl… she’s be living in her up-town-wooooorld ! Qu’est-ce qu’il disait sur sa passion (non) dissimulée pour les chansons pourries des années 1980 ? Bah voilà. Il se laissa quelques secondes pendant lesquelles, presque religieusement, il claquait des doigts en rythme en dodelinant doucement de la tête. Qu’est-ce qu’il disait, déjà ? Ha, oui, il la connaissait. Reprenant brutalement un relatif sérieux, il posa à nouveau son regard sur elle. Elle le regardait d’un œil… un peu perplexe, enfin il supposait, ou alors elle était perplexe par rapport à la chanson, mais ça il refusait de le croire. A nouveau, il y eut un silence pesant. Et puis au bout d’un moment, il finit par déclarer : « B. ». Oui, juste ça. Il plissa un peu des yeux. Il avait l’étrange impression que non seulement la fac de droit était impliquée, mais aussi de l’alcool. Elle avait l’air un poil plus vieille que lui, pas de beaucoup, moins que Daniel, donc ils n’avaient pas été dans la même promotion et… ouais, il avait probablement fait des soirées avec elle. Et son nom commençait par un B. Un temps. « …Beth ? » finit-il par tenter. Et ses yeux s’écarquillèrent en grand. « Putain, c’est ça ! BETH ! » A nouveau, il éclata d’un grand rire. « Beth Walsh », ajouta-t-il, l’air de vouloir se prouver à lui-même qu’en fait il avait un cerveau. Il hocha lentement la tête, toujours un sourire aux lèvres. « Merde, ça fait quoi ? Six ans ? » Un nouveau rire. « Et tu me rentres dedans en voiture pour nos retrouvailles ? J’te devais une bière, c’est ça ? » La phrase aurait pu avoir des faux airs d’accusation – mais il riait encore un peu, et il souriait toujours. Il était comme ça. Toujours heureux de vivre, un peu connement. Et la situation était… ouais. Franchement risible, en fait, maintenant qu’il était certain qu’il y avait eu plus de peur que de mal.
Beth avait toujours parfaitement conduit. Elle n'avait jamais eu d'accident, n'avait jamais éraflé de voiture, et n'avait eu aucune difficulté à obtenir son permis. Les créneaux, par contre, l'avaient toujours un peu impressionnée, et cette peur avait été amplifiée lorsqu'elle avait commencé à conduire les voitures que Daniel leur offrait. Pourtant, elle n'avait jamais encore eu un seul accident, et c'était sans doute la raison pour laquelle elle se permettait de rouler à des vitesses effarantes : la certitude que les accidents, quelles que soient les circonstances, ce ne seraient pas pour elle. Sauf qu'il y avait toujours une exception qui confirmait la règle, et cette exception, dans le cas présent, s'appelait Joshua Orwell. Même si elle avait mis un long moment à le reconnaître, sa simple façon qu'il avait eu de s'excuser l'avait ramené au bon souvenir de Beth. Six ans, si ce n'était plus, qu'ils ne s'étaient pas vus... depuis la fac. Depuis qu'elle s'était fiancée à Daniel. Pour ne rien vous cacher, elle avait pensé à lui de temps à autres et s'était dit, fataliste, qu'il faisait sans doute partie de ses relations qui vous rendent heureux pendant le bref temps où elles faisaient partie de votre vie, mais qu'elles n'étaient pas destinées à durer le temps d'une vie. C'était pessimiste, sans doute, comme point de vue, mais Beth savait que les relations allaient et venaient au fil des années, des centres d'intérêt et de ce que la vie peut vous amener. Elle, ça avait sans doute été son mari. Elle avait perdu de vue beaucoup de connaissances et même des amis, depuis qu'elle avait fini ses études. Ses priorités avaient changé, sans doute comme celles de tout le monde lorsqu'il quitte les bancs de l'école. Elle n'était plus cette jeune étudiante, un peu paumée, qui cherchait avant tout à satisfaire sa famille, et plus particulièrement sa mère. Sa rencontre avec Daniel, et à fortiori leurs fiançailles, lui avaient permis de s'émanciper du regard familial et des attentes de ses parents. Elle ne dépendait plus d'eux, elle leur avait prouvé qu'elle pouvait se construire elle-même, en tant que personne. Elle leur avait prouvé qu'elle était capable de réaliser de bonnes choses dans sa vie, des choses qu'ils n'auraient pas forcément soupçonné. Elle avait rencontré l'homme de sa vie et l'avait épousé presque aussitôt, et même si ce serait mentir que d'affirmer que ne pas avoir l'approbation de sa mère ne lui avait pas coûté au premier abord, faire le choix d'épouser Daniel avait été, et elle le savait à présent, la meilleure décision qu'il lui avait été donné de prendre jusque là. Alors oui, depuis la fac, elle avait changé. Elle avait changé sur plusieurs points, mais, au fond, Beth resterait toujours la même. C'était juste l'évolution typique d'une vie. Et dans cette vie, des rencontres, fortuites pour certaines, durables pour d'autres. Joshua avait fait partie de ces personnes qui avaient croisé son chemin pendant ses études, mais le temps avait fait que les choses avaient changé pour eux. Ils n'étaient plus destinés à se revoir.
... Et pourtant. Puisque Beth ne faisait pas les choses à moitié, elle venait de le renverser. Super. Il n'y avait pas meilleur moyen de retrouver un ancien ami, n'est-ce pas ? Non, retrouver quelqu'un dans la rue ou dans un café, c'était trop traditionnel pour elle. Elle, ses anciens amis, elle les renversait avec sa Chevrolet. Parce qu'elle était comme ça. Pourtant, Beth n'avait pas tout de suite reconnu sa victime. En six ans de temps, il s'était métamorphosé. Et si Beth avait sans doute évolué physiquement elle aussi -les rides, tout ça-, à côté de lui, elle avait toujours la même tête qu'à ses vingt ans.
Se remettant à peine de ses émotions, Beth avait presque forcé Joshua à s'installer dans la voiture, à ses côtés. Déjà parce qu'ils venaient de se retrouver, et qu'elle ne comptait pas le laisser filer avant d'avoir échangé quelques nouvelles, mais aussi et peut-être même surtout car elle voulait s'assurer qu'il n'était ni tétraplégique, ni en train de subir un traumatisme crânien. Le truc était que, malheureusement, elle ne connaissait rien à la médecine, et que sa façon de poser un diagnostic était pour le moins... superficielle. « Bah. Cinq, sauf accident. » La brune fronça un sourcil en regardant sa main, se demandant s'il faisait de l'humour ou si elle était la seule à trouver la situation particulièrement sérieuse et grave. Elle venait de le renverser, putain ! Le temps pour elle de se remettre, et Joshua explosait de rire à côté d'elle. Reposant sa main sur sa cuisse, Beth le regardait, dubitative. Peut-être qu'il faisait un trauma crânien, en fait. Ou un AVC. Les AVC pouvaient être provoqués par des accidents physiques, n'est-ce pas ? Et merde. Elle aurait du être plus assidue en regardant Urgences et autres Docteur House. « Ok, y’a eu un accident mais… ouais, ouais, cinq, je crois. Mais j’ai une vue pourrie à la base. »Hinhin. Bon, en fait, il avait l'air pas trop mal au point, parce qu'ils avaient pensé exactement à la même chose. Sauf qu'elle, elle n'avait pas ris, et un sourire crispé étira ses lèvres. « Ouais mais t'as de quoi tricher, là, donc ton excuse tient pas. Heureusement que j'avais bien cinq doigts. » Elle avait désigné les lunettes de Joshua. En réalité, elle était toujours inquiète pour lui. Peut-être qu'elle devrait l'emmener à l'hôpital, et tant pis pour son déjeuner. La santé de son ami était plus importante, et puis elle pourrait toujours aller piquer quelques bonbons en pédiatrie -quoi, les gamins leucémiques ont jamais faim, de toute façon... « Et t’inquiète, j’ai pas encore mangé mais ça ira. Franchement. J’suis juste con de traverser la route sans regarder où je vais, j’dois être suicidaire au fond, ou juste un peu stupide. Aucune raison de se faire pardonner. Je… » Voilà maintenant qu'il refusait de partager un repas avec elle. En même temps, qui partagerait poliment un repas avec quelqu'un qui a essayé de le tuer... A part Hannibal Lecter, bien sûr. « Soit tu manges avec moi, soit tu sors de ma voiture », le défia-t-elle du regard, amusée, « j'ai trop faim pour rester comme ça ». Il avait l'air en forme, de toute façon, et maintenant qu'elle était rassurée sur ce point et que son taux d'adrénaline sanguin diminuait doucement pour revenir à un niveau physiologique, elle ressentait à nouveau cette tout sauf agréable sensation qu'était la faim. Elle fut coupée dans ses pensées par la chanson qui avait démarré. Elle fronça les sourcils, blasée, et fut pour le moins... surprise de la réaction de Joshua, qui, lui, ne prenait pas du tout les choses de la même façon. « …Putain j’adore cette chanson ! » Génial. Elle était entourée d'hommes qui étaient fans de Uptown Girl. Enfin, pour Daniel, elle espérait toujours que c'était une blague et qu'il voulait simplement qu'elle pense à lui en allumant la radio. Pour Joshua, rien n'était moins sûr, surtout à présent qu'il se dandinait en rythme. « Ah... C'est... pas mon genre », lâcha-t-elle finalement dans un petit rire, ayant évité de peu de s'excuser pour lui et ses goûts musicaux. Mais bon, il fallait de tout pour faire un monde, et lui jugerait probablement ses goûts musicaux de la même manière. Maintenant, elle n'osait plus éteindre la radio, et avec ce grand débat intérieur qui était en train d'être mené, elle n'avait pas remarqué que le jeune homme la fixait, ou qu'un silence s'était installé. « B. » Ah... Le regardant, interloquée, elle finit par comprendre. « On joue au pendu ? » demanda-t-elle, presque enthousiaste. Lui ne semblait pas la remettre comme elle l'avait remis, ce qui était un peu vexant, mais elle s'en remettrait. « Tu sais, si tu trouves pas, je vais être obligée de te viser avec plus de soin la prochaine fois que je te verrai sur la route », déclara-t-elle, l'air sérieux. « …Beth ? » Un grand sourire satisfait étira les lèvres de la sus-nommée. « C'est bon, je vais pas avoir besoin d'abimer ma voiture... enfin, c'est celle de mon mari, mais quand même. Dans tous les cas, il aurait pas apprécié les traces de sang. » Elle pencha la tête sur le côté, amusée. Joshua n'avait pas l'air de se remettre de l'état de sa mémoire. « Putain, c’est ça ! BETH ! Beth Walsh » Beth Walsh... Ça sonnait comme d'un autre monde, d'une autre vie. Maintenant, elle était adulte, et elle avait pris le nom de l'homme qu'elle avait épousé. Six ans qu'elle portait avec fierté et amour ce nom qui était maintenant le sien. « J'ai pas gardé ce nom, mais je peux te l'accorder : tu m'as bien remise, Joshua Orwell. » Six ans après, les voilà qui se retrouvaient... Et lui avait l'air aussi choqué qu'elle de tout ce temps qui était passé. « Merde, ça fait quoi ? Six ans ? Et tu me rentres dedans en voiture pour nos retrouvailles ? J’te devais une bière, c’est ça ? » Beth acquiesça. Oui, six ans, quelque chose comme ça... Juste avant qu'elle ne se fiance. Pourtant, elle aurait aimé pouvoir lui annoncer la nouvelle et boire à la santé de son couple avec lui. Il aurait été heureux pour elle, elle le savait. Et ça n'aurait été qu'un prétexte pour passer une autre soirée ensemble. « Six ans, oui... Et tu me devais au moins deux bières », argumenta-t-elle, alors qu'en réalité, elle n'en savait strictement rien. « T'as de la chance que j'ai loupé mon meurtre, deux bières, si j'avais été douée, ça t'aurait couté plus qu'un étourdissement ! » Elle pouffait et finit par baisser le son de la radio, n'y tenant plus -mais, heureusement pour Joshua, Uptown Girl venait de s'achever. « Je vais chercher quelque chose à la boulangerie, je te ramène un truc ? » proposa-t-elle une seconde fois. « Mais oublie pas mes deux bières, tant que je les ai pas eues, t'es pas en sécurité. »
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Un jour, Joshua avait reçu un sms on-ne-peut plus incongru. De sa patronne, une véritable amie, et une grande marrante s’il en est – enfin, une personne qui avait tout à fait cerné le personnage et qui ne se privait jamais de le lui faire savoir. Bref. Ce sms, il disait « I mean, that special place where she lives? Yeah, it's beautiful, but someone's gotta help her cross the street. ». Tout droit cité de Glee, oui – elle avait une légère tendance à prendre son rôle de disquaire un peu trop à cœur, et cela passait notamment par un visionnage de la série correspondant à des albums qu’elle vendait comme des petits pains. Loin d’être vexé à la comparaison sauvage avec Brittany, il avait éclaté de rire, à moitié convaincu mais franchement amusé. Et bien, comme Judy, la jeune femme avait parfaitement eu raison sur son compte. Il s’en rendait compte, assis dans une voiture de luxe (est-ce que cette caisse coûtait vraiment aussi cher qu’un an de son loyer ? Putain, il n’avait pas eu cette impression depuis la dernière fois qu’il avait mis les pieds chez ses parents – en douce, pour voir sa mère – et qu’il avait constaté, médusé, l’achat d’un nouvel écran plat), à côté d’une jeune femme qu’il n’aurait jamais pensé revoir un jour. Et qui avait manqué de lui rouler dessus. Comme un animal sur une route de campagne. Et s’il voulait bien être petit, il n’était pas un écureuil. Il ne s’en plaignait pas. Il ne se plaignait jamais de grand chose, en fait. L’aventure, c’est cool aussi. Quand il bronchait, c’était uniquement pour faire chier son monde ou parce qu’il avait un très, très sérieux problème avec la personne en face de lui (au hasard, Daniel). Là, il était plutôt dans l’optique « faire chier son monde, mais pas trop quand même, la pauvre » - parce qu’il savait que elle aussi n’était pas passée très loin de la crise cardiaque dans cette histoire. C’est ainsi que, alors qu’elle le contraignait (et le forçait, ouais, carrément) à se sustenter avec elle à grand coup de « soit tu manges avec moi, soit tu sors de ma voiture », il fronça légèrement les sourcils, la regardant par dessus sa lourde paire de lunettes : « J’ai… j’ai jamais demandé à monter dans cette voiture. ». Au passage, il se surprit lui-même par tant de perspicacité. Mais son bel argumentaire fut coupé aussi court par l’espèce de long grondement que se décida à pousser son ventre, histoire de rappeler au monde qu’il existait. Arf. Connard. Un putain de grondement interminable, qui se prolongea alors même qu’il s’agitait sur Uptown Girl, alors même qu’il jetait de grands yeux choqués sur la jeune femme affirmant que le rock des années 1980 n’était « pas son genre », alors même qu’il commençait à réfléchir pour se souvenir de son nom. Ouais. Ouais, il avait vraiment faim. Et elle, elle se foutait de sa gueule. Hé, elle avait une meilleure mémoire que lui, c’était pas difficile et c’était absolument pas une raison de frimer. Elle le faisait pourtant – ponctuant chaque petite avancée vers son nom complet d‘une remarque. Merde, elle menaçait même de le tuer. Après être finalement parvenu à sortir son « Beth Walsh », il lui jeta un regard (presque) noir (le mieux qu’il était capable de faire, en somme) : « T’es consciente que tuer quelqu’un c’est illégal, hein ? Genre gros gros crime ? Et en plus ça me ferait un peu chier, et y’a des gens qui t’en voudraient parce que je crois vraiment pas mériter ça. » Ou alors, il avait oublié. Mais dans l’ensemble, il avait l’impression de ne pas être un si mauvais bougre. Il fronça un peu les sourcils, avant d’ajouter avec un sourire pseudo-machiavélique-raté : « En plus maintenant que je me souviens de ton nom, j’pourrai sortir et marquer avec mon propre sang un truc à la « Beth m’a tuer ». Avec la faute d’orthographe et tout. » Il eut un temps de réflexion – et puis un rire à sa propre connerie : « Ou alors, ouais, je peux simplement te payer tes deux bières. » Même si, à en juger la voiture de la jeune femme, elle pouvait très largement se permettre de payer ses propres bières – mais bon, une dette est une dette, même si celle-ci avait été inventée de toutes pièces et était plus un prétexte à fêter des retrouvailles qu’autre chose. Et puis la bière, c’est sacré. Il sourit, se rappelant qu’elle avait à nouveau amené le sujet de la boulangerie sur le tapis - tenace ! Mais s’il était voué à lui payer des coups à boire prochainement, il pouvait sacrifier son honneur et manger sur les deniers de la jeune femme : « Si tu croises un truc avec plein de sucre, du chocolat, et du beurre, je prends. Sinon, t’emmerdes pas, va. » Son sourire s’était élargi sur les mots « sucre », « chocolat » et « beurre », reprenant un côté imbécile heureux. Il eut cependant un temps d’arrêt, réagissant une nouvelle fois à retardement : « Hé, je vais vraiment me faire payer à bouffer par une femme mariée ?! J’aime. Oh, j’aime. On peut dire que je suis ton amant ? » Il avait levé de grands yeux vers elle, apparemment beaucoup, beaucoup trop motivé par ce petit jeu de rôle à la con. Âge mental, cinq ans, bonsoir. « J’ai toujours rêvé d’être l’amant dans le placard ! » Âge mental trois ans, en fait, probablement. « Et je jure solennellement de te payer tes deux bières, j’t’en paye même trois en l’honneur du bon vieux temps. » Il jeta un regard tout autour de lui, avec de grands yeux un peu ébahis. Le bon vieux temps lui sembla soudain très, très lointain. La dernière fois qu'il avait vu Beth, ils étaient tous les deux étudiants. Et le moins qu'on puisse dire, en regardant la voiture, c'est qu'elle avait... elle avait plutôt pas mal réussi sa vie. « Putain. Tu t’en es bien sortie, hein ? T'es devenue une avocate de luxe? Ca a l’air super cher tout ça ! »
Beth, lorsqu'elle prenait le temps d'y réfléchir, réalisait qu'elle avait perdu de vue pas mal des personnes qui, dans son passé, avaient éclairé son quotidien. Il y avait eu Eden, bien entendu, mais il y avait également ce petit papillon perdu qui venait de s'écraser sur son pare-choc avant. Ce petit papillon, c'était Joshua -et si vous n'aviez pas compris l'analogie, alors, je suis désolée pour vous. Ils n'avaient jamais été très proches, et Beth ne pouvait pas prétendre qu'ils avaient autant partagé que ça avait été le cas avec Eden, pourtant, elle était loin de regretter les moments qu'ils avaient passés ensemble. Il avait rendu ses premières années à la fac survoltées et... alcoolisées ? Joshua s'était tout de suite montré pétillant, et il avait ce petit quelque chose qui avait donné envie à Beth d'en savoir à plus à son sujet. Il était cet ami qui sait vous donner la pêche ou vous faire rêver à chaque instant. Pourtant, encore une fois, le temps s'était mêlé de leur relation, et c'était le hasard qui avait provoqué ces retrouvailles pour le moins... inattendues. Inattendues et violentes, un peu, aussi. Et Beth, si elle avait été choquée de la scène qu'elle venait de vivre, avait été tout d'abord soulagée de voir que sa victime était encore vivante et consciente, puis euphorique -rien que ça- de reconnaître l'identité du petit papillon... Des années qu'ils ne s'étaient pas vus. La vie avait radicalement changé pour elle depuis ce temps-là. En bien se plaisait-elle à penser, même si les doutes qui s'insinuaient dans son esprit depuis quelques mois la forçaient à tempérer la fierté qui l'avaient animée jusque là. A ce stade précis, elle préférait ne pas étaler sa vie, même si l'envie l'aurait démangée quelques mois en arrière. Pourtant, malgré ce qu'elle avait accompli et le bonheur qu'elle avait vécu, elle préférait maintenant garder sa vie pour elle. Parce qu'elle sentait que quelque chose y changeait, et pas pour le meilleur. Et même si elle ne concevait même pas une seule seconde l'idée de devoir parler de divorce un jour, elle préférait ne pas étaler ce bonheur si c'était pour détruire cette image dans les prochains mois. Elle se sentait au milieu d'une phase de transition qui n'avait rien d'agréable. Sans avoir à y mettre les mots pour elle-même, elle ne comprenait pour autant rien à ce qui se passait. Alors de là à expliquer à un extérieur son histoire... c'était hors de question. Même s'il s'agissait de Joshua. Mais pour le moment, justement, le principal, c'était qu'elle était avec Joshua. Et que l'histoire de ses journées, maintenant, consistait à penser à tout sauf à Daniel. « J’ai… j’ai jamais demandé à monter dans cette voiture. » Oui. Il n'avait pas totalement tort, sur le coup. Mais Beth n'avait jamais été douée pour mettre la pression. Elle n'avait pas la carrure de quelqu'un qui pouvait menacer de représailles physiques quelconques. « Mais je peux te demander d'en sortir et te rouler dessus par accident », lança-t-elle très sérieusement avec la répartie de l'avocate qui se défend parfaitement bien. Mais de toute façon, pas besoin de menaces supplémentaires, c'était l'estomac de Joshua qui répondait pour lui. Et Beth, maintenant, affirmait que non, Uptown Girl n'était pas son genre. Le débat se poursuivit ensuite par les difficultés qu'avait Joshua à retrouver qui elle pouvait bien être. Elle était donc si facilement oubliable ? Mais à y réfléchir, les circonstances dans lesquelles ils s'étaient rencontrés et retrouvés n'étaient peut-être pas les plus propices à laisser des souvenirs nets -les années étudiantes, bordel ! « T’es consciente que tuer quelqu’un c’est illégal, hein ? Genre gros gros crime ? Et en plus ça me ferait un peu chier, et y’a des gens qui t’en voudraient parce que je crois vraiment pas mériter ça. » Au moins, il avait retrouvé son nom. Et elle, elle n'était pas à court de défense. « Ouais, j'en ai vaguement entendu parler. Mais je serais dans la merde que si je me fais pincer et que je me débrouille mal. Or, je suis Beth Walsh. » Enfin, plus maintenant, mais il n'avait pas besoin de connaitre son nom d'épouse dès maintenant. « J'ai pas fait toutes ces études pour rien ! Je sais quelles cachettes pour les corps ne fonctionnent jamais. Ou quelles situations ou quelles armes laissent toujours de mauvaises traces. » Mais Joshua ne semblait décidémment pas être prêt à mourir. « En plus maintenant que je me souviens de ton nom, j’pourrai sortir et marquer avec mon propre sang un truc à la « Beth m’a tuer ». Avec la faute d’orthographe et tout. » Beth rit d'un rire franc avant de déclarer : « La faute prouverait que c'est pas vrai. T'as fait des études, tu fais pas de fautes comme ça. En plus, ils arriveraient pas à retrouver notre relation... toi-même t'as eu du mal alors que tu l'as vécue ! A la limite, si l'épicière du coin s'appelait Beth, ça pourrait plus retomber sur elle que sur moi... » Fière d'elle, elle conclut : « En gros, laisse tomber, si je te tue, je m'en sortirais parfaitement bien. » Et peut-être même que Joshua en était arrivé lui-même à cette même conclusion, car il semblait abdiquer. « Ou alors, ouais, je peux simplement te payer tes deux bières. » Victorieuse, Beth arbora un énorme sourire satisfait. « Et bah voilà, quand tu veux ! »
Mais bon, les bières n'étaient pas prioritaires pour le moment. Son estomac suppliait qu'on le remplisse de nourriture, pour le moment, et il semblait en être de même du côté de Joshua, et ce malgré ses affirmations. « Si tu croises un truc avec plein de sucre, du chocolat, et du beurre, je prends. Sinon, t’emmerdes pas, va. » Elle arqua un sourcil amusé, se demandant si se ramener directement avec un paquet de sucre, une tablette de chocolat et une motte de beurre ne ferait pas de lui l'homme le plus heureux du monde. Elle éteignit le moteur et attrapa son sac, aux pieds de Joshua. « Hé, je vais vraiment me faire payer à bouffer par une femme mariée ?! J’aime. Oh, j’aime. On peut dire que je suis ton amant ? J’ai toujours rêvé d’être l’amant dans le placard ! Et je jure solennellement de te payer tes deux bières, j’t’en paye même trois en l’honneur du bon vieux temps. » Beth l'avait regardé, d'abord interloquée, avant de rire à n'en plus finir... jusqu'à finir, finalement, quand même. La larme à l'oeil, elle approuva. « Si t'es mon amant, sache juste que y'a un autre rôle que tu devras remplir... » Celui de l'amant. Celui que Daniel ne remplissait plus. Elle gloussa pour s'ôter cette idée de la tête et reprit : « En tout cas, les bières, j'accepte. Plutôt deux fois qu'une, même. » Prête à quitter la voiture, elle entendit derrière elle : « Putain. Tu t’en es bien sortie, hein ? T'es devenue une avocate de luxe? Ca a l’air super cher tout ça ! » S'en être sortie... probablement, oui. Si on considérait que l'argent faisait le bonheur. Mais elle aurait préféré vivre avec un homme qui lui accorderait plus de temps que son avocat de mari. « On peut dire ça... je te raconterai quand j'aurai l'estomac plein ! » Avec un clin d’œil, elle quitta la voiture et fit claquer ses talons jusqu'à la boulangerie, qu'elle quitta quelques minutes plus tard pour rejoindre Joshua. Elle s'installa à nouveau au volant, sortit son sandwich du sachet et tendit ce dernier au jeune homme. « J'ai pris les deux trucs qui m'avaient l'air le moins bon pour le système cardiovasculaire, j'espère que ça t'ira ! » Elle croqua dans son sandwich et savoura la première bouchée, celle qui commençait à satisfaire sa faim. « Tu sais, je me suis dit... peut-être que tu pourrais passer à la maison et diner, un soir. Je te présenterai mon mari, et tout ! »
oooh, uptown girl, she's been living in her uptown world
code broadsword.
C’était complètement absurde, quand on y pensait. Il voulait acheter un truc à bouffer, innocemment, et puis manquait de passer sous une voiture, découvrait qu’il connaissait la propriétaire de la voiture, et voilà deux anciens étudiants en droit qui réfléchissaient en détail du meurtre de l’un des deux. Tout allait bien à Huntington Beach. Enfin, la perspective d’une mort lente, douloureuse et jamais élucidée ne suffisait pas à l’empêcher de sourire comme un con, juste parce que le destin avait décidé de les réunir. Ouais, il croyait un peu bêtement au destin. Deux amis d’il y a plus de six ans qui se retrouvent par hasard, dans une situation aussi absurde, cela tenait pour lui purement et simplement du destin. Il ne savait pas encore à quel point – et combien les trajectoires de Beth et la sienne étaient étroitement entremêlées. Ni combien ils étaient destinés à entrer en collision, tôt ou tard. Pour le moment, il s’amusait comme un petit fou. « Non mais j’ai une solution. Genre… je deviens un fantôme et j’assiste au procès pour mon propre meurtre. Ca pourrait être énorme. » Il eut un rire, totalement conscient qu’il avait parfois des idées à la con, mais reconnaissant en tout cas pleinement que ça serait le truc le plus cool du monde. « Et tu vois… j’pourrais souffler des infos au procureur et tout. Comme dans Ace Attorney. Et là, bah t’auras beau la jouer fine en mode « je suis trop une pro du droit, ceci, mesdames et messieurs, est le crime parfait », je pourrai te balancer quand même. » Et il était aussi un vieux geek. Tout à fait. Il était à ça de demander à Beth de le tuer, à terme, juste pour vivre cette expérience. Enfin. « Vivre » était un grand mot, pour le coup. Expérimenter ? Jeter un œil ? Mais trop tard – il avait déjà renoncé, et, preuve de sa capitulation, accepté de payer deux bières à la jeune femme. Tout ça parce qu’il était faible et gentil, au fond, et que ça lui ferait de la peine de la voir en taule. Sérieusement. Beth Walsh, la Beth Walsh qu’il avait connu, ne survivrait pas deux minutes dans une prison pour femme à la Orange is the new black – elle finirait poignardée. Ou bien en couple avec six femmes, peut-être, parce que mine de rien elle était super belle. Ouaip. Il couchait actuellement avec un homme – coucou Dustin – mais il était toujours en état pour reconnaître la beauté d’une membre de la gent féminine. Au point de prétendre qu’il était son amant dans le placard, oui, tout à fait. Pourtant, au fond, il avait beaucoup de respect pour l’institution du mariage – même après avoir mis un poing dans la gueule de celui qu’il considérait alors comme l’homme de sa vie parce qu’il s’était fiancé dans son dos, tout à fait.
Enfin, pas de pensées obscures. Parce qu’il avait retrouvé une amie, allait pouvoir se délecter de tout les détails de sa vie depuis l’époque où ils s’étaient connus, et accessoirement qu’il allait pouvoir manger comme un porc. C’est en effet une lueur de joie pure s’alluma dans son regard quand Beth réintégra sa voiture, sortit un sandwich de ses achats, et qu’il réceptionna à son tour le sachet, et en sortit un petit emballage en carton contenant… un muffin double chocolat. Enorme. Du genre vice absolu. Chocolat dehors, chocolat dedans. Avec du beurre. Et du sucre. Un truc qui aurait crié à toute personne normalement constituée « tu vas être écoeuré au bout de deux bouchées, mon grand » - mais qui suffisait au bonheur de Joshua, que pas grand chose du genre ne pouvait vraiment écoeurer. Il décrocha un grand sourire : « Mon système cardiovasculaire te salue, et est super content que tu te soucies de lui. Parce que moi, de toute évidence, j’en ai pas grand chose à foutre de son état. » Il décrocha avec un grand soin un petit morceau de muffin et le dévora, poussant ce qui était ni plus ni moins un petit gémissement de plaisir avant de répondre : « Rencontrer mon rival, déjà ? ». Il avait adopté un air proprement interloqué, avant de froncer légèrement le nez et de détourner la tête. Il eut une minute de réflexion avant d’ajouter : « Ca peut finir en combat à l’épée et tout. Pour ta vertu. Trop cool. » Plissant un peu les yeux, il eut à nouveau un regard pour elle : « Tu me soutiendrais moi, hein ? Je suis sûr que je suis dix fois plus sexy que lui. Enfin. Dix fois plus adorable. Ouais. Plutôt dix fois plus adorable en fait. » - et puis il éclata à nouveau de rire, conscient qu’il avait plus ou moins l’air d’un gros détraqué, mais surtout que dire ce genre de choses était proprement absurde. Oui, il avait un cerveau, au fait. Mais trêve de plaisanteries. Il croqua un nouveau morceau de muffin avant de se ré-arranger dans le fauteuil, se tournant un peu plus vers la jeune femme, apparemment très attentif à ce qu’elle allait bien pouvoir lui dire. « Vas-y. Je veux tout savoir. Avocate ? Procureur ? T’as mis en taule quel criminel ouffissime ? Dis tout à tonton Joshua. Ca fait tellement longtemps que j’ai pas entendu parler de droit, putain, ça me manque. T’affole pas si je lance un petit « OBJECTION ! » en plein milieu, ça sera l’émotion. » Il ne se tut que pour avaler un nouveau morceau de muffin. Ouais. Le droit lui manquait. Le droit lui manquait terriblement. Mais après avoir rompu avec sa famille, puis avec Daniel, il ne s’était simplement plus vu retourner dans cette voie. Ce n’était… plus sa place, alors il avait disparu, du jour au lendemain. De toutes façons, il n’aurait plus pu payer ses études. Et il n’était pas à plaindre – la musique aussi c’était sa passion, et vivre entouré de Cds et d’instruments de musique suffisait la plupart du temps à le rendre follement heureux. Puis il fallait bien avouer que ça avait la classe, de pouvoir déclarer que l’on savait accorder un piano.
Dans une période pareille, Beth n'était réellement pas contre se changer les idées. Et si jusque là elle l'avait plutôt fait en se plongeant dans le boulot, ces derniers jours, des anciennes amitiés étaient réapparues dans sa vie, comme si de rien n'était. Eden, tout d'abord, mais maintenant, Joshua se rajoutait à la toute nouvelle liste d'amis qu'elle ne comptait décidémment plus perdre de vue. Sa relation avec ce dernier avait sans doute été un brin plus superficielle mais elle n'en avait pas été moins belle pour autant. Et leurs retrouvailles, bien qu'un peu plus compliquées que celles qu'elle avait vécues avec Eden, lui procuraient une satisfaction tout aussi importante. Un soulagement, peut-être, aussi. Parce qu'au final, elle se rendait compte qu'à ce moment précis de sa vie et de son histoire, elle avait besoin d'être entourée. Et quoi de mieux pour cela que de retrouver ses anciens amis, ceux qui avaient marqué un âge d'or aujourd'hui disparu ? Bien entendu, si on lui avait donné le choix, elle aurait bien volontiers accepté des retrouvailles moins violentes... mais quelque part, elles présentaient aussi un certain charme. Ça les rendait encore plus mémorables -surtout maintenant qu'ils étaient sûrs que tout allait bien pour la victime. Mais trêve de sujets sérieux. Elle n'avait pas réussi à le tuer la première fois, pourquoi pas une autre tentative ? Il rentrait totalement dans son jeu. Et, à ce moment précis, Beth savait qu'elle avait réellement retrouvé son Joshua. « Non mais j’ai une solution. Genre… je deviens un fantôme et j’assiste au procès pour mon propre meurtre. Ça pourrait être énorme. Et tu vois… j’pourrais souffler des infos au procureur et tout. Comme dans Ace Attorney. Et là, bah t’auras beau la jouer fine en mode « je suis trop une pro du droit, ceci, mesdames et messieurs, est le crime parfait », je pourrai te balancer quand même. » Beth souriait, amusée, puis s'esclaffa avant de le contredire. « Tu crois vraiment que les fantômes sont écoutés par les procureurs ? Je pense qu'ils s'arrêtent plus au raisonnables, s'ils veulent pas être enfermés et protégés par des monsieurs en blanc. » Elle arqua un sourcil, en pleine réflexion, et ajouta : « Et puis je suis pas sûre que tout le monde puisse voir les morts, de toute façon. C'était un peu le problème de Bruce Willis. Enfin, non, pas vraiment, parce qu'il était mort. » Elle se mordit subitement la lèvre et ajouta : « Oops, spoiler. Tu l'avais vu ? » Oui, jusque là, tout allait bien. Parfaitement bien. Sauf si Joshua lui annonçait maintenant qu'il n'avait jamais vu Sixième Sens et qu'il ne comptait plus le faire. Mais bon. Tout le monde avait vu Sixième Sens. Bref, le plus prudent était encore de prendre la fuite à cet instant précis. Et tant qu'à faire, à aller chercher à manger. C'était l'urgence du moment, en fait.
« Mon système cardiovasculaire te salue, et est super content que tu te soucies de lui. Parce que moi, de toute évidence, j’en ai pas grand chose à foutre de son état » la remercia Joshua lorsqu'elle lui servit ce qu'elle avait choisi pour lui. Elle avait pris la pâtisserie la plus multicolore de la vitrine, et redoutait même d'être devenue obèse rien qu'en la regardant -ce à propos de quoi elle fut rassurée en jetant un coup d’œil à son reflet dans la vitre d'une voiture en sortant de la boulangerie. « Ah, la jeunesse... » rit-elle en levant les yeux au ciel, faussement exaspérée. Non, la lueur de gourmandise malsaine qui avait éclairé le regard de Joshua la rendait heureuse. Elle aimait rendre les gens heureux. C'était peut-être sa véritable et seule réelle vocation, d'ailleurs. Elle entendit un gémissement de contentement -Joshua et ses artères-, alors qu'elle-même savourait la première bouchée de son sandwich. « Rencontrer mon rival, déjà ? » s'étonna-t-il pour faire suite à la proposition de la jeune femme. Oui, elle serait même heureuse de présenter son ami à son mari. Ils s'entendraient peut-être bien, d'ailleurs. Et ça ferait peut-être du bien à Daniel de parler à un autre homme et de se confier. Peut-être que c'était un rôle que la femme qu'elle était ne pouvait pas tenir. « Il faut bien que tu te fasses une idée de la concurrence, très cher » , se justifia-t-elle dans un clin d’œil. Et deux hommes en venaient à se battre pour elle, ce serait vraiment une grande première. Même Daniel, qui n'avait jamais été et ne serait jamais en concurrence avec personne pour elle, ne se battait plus. Il l'avait acquise six années auparavant, se disait-il peut-être. Ce n'était pas très romantique, mais il aurait raison sur toute la ligne. Elle lui appartenait dès que leurs lèvres s'étaient liées pour la première fois. Et Beth ne pouvait même pas prétendre qu'elle n'avait pas eu de coup de cœur dès leur première rencontre. Elle était éperdument amoureuse de son mari. Et s'il ne se battait plus pour elle, et malgré la peine que ça lui faisait, elle ne pouvait pas s'imaginer son amour pour lui vaciller. C'était vrai. Elle lui appartenait totalement. Et pour la première fois depuis leurs six années de mariage, Beth trouvait ça triste. Elle dépendait totalement de lui, alors que lui... qu'était-elle pour lui, à présent ? Et c'était sans doute la question la plus douloureuse de toutes. « Ca peut finir en combat à l’épée et tout. Pour ta vertu. Trop cool », continuait Joshua, qui n'avait pas idée de ce qui se passait dans la tête de la brune. « Tu me soutiendrais moi, hein ? Je suis sûr que je suis dix fois plus sexy que lui. Enfin. Dix fois plus adorable. Ouais. Plutôt dix fois plus adorable en fait. » Beth pencha la tête sur le côté, attendrie. « Je vous soutiendrai tous les deux. Je peux pas être contre mon mari. Le meilleur gagnera mon amour ! » Ou l'autre. Parce que visiblement, obtenir l'amour de Beth n'était pas chose pour laquelle il était réellement digne de se battre. Enfin, si, mais seulement quand on était gay -no offense, Joshua. En fait, Beth se sentait délaissée par son mari à un point où elle se disait que c'était la fin. Et qu'il ne l'avait peut-être jamais réellement aimée. Peut-être tout simplement s'était-il lassé d'elle. Peu importait. Mais la situation devenait invivable. Mais elle voulait croire à un lendemain meilleur. Et Joshua, même s'il ne connaissait pas sa situation et n'avait rien à voir avec, avait le don de lui faire voir la vie d'un autre angle. Plus doux, plus optimiste. Et c'était loin d'être désagréable. « Vas-y. Je veux tout savoir. Avocate ? Procureur ? T’as mis en taule quel criminel ouffissime ? Dis tout à tonton Joshua. Ca fait tellement longtemps que j’ai pas entendu parler de droit, putain, ça me manque. T’affole pas si je lance un petit « OBJECTION ! » en plein milieu, ça sera l’émotion. » Mais non. Elle n'avait jamais exercé. La théorie, par contre, même maintenant, elle serait capable de la lui ressortir par cœur. Les bouquins, les codes et les droits, elle les connaissait comme sa poche. Et devant l'enthousiasme de Joshua, elle se souvenait de cette douce époque où tout était possible. « J'ai eu le concours du barreau mais j'ai jamais exercé. » Elle haussa les épaules en fronçant les sourcils, désolée. « Peut-être un jour, qui sait ! » Si je divorce et qu'il faut que je renfloue mes comptes avant de dépenser. « Mais j'ai monté une association, si ça te dit de t'investir de temps à autres, tu seras le bienvenue ! On a toujours besoin d'un peu d'expertise légale, et même de quelques personnes sur le terrain... » Elle mordit dans son sandwich et, après avoir mâché, ajouta : « En fait, j'ai peut-être oublié de le préciser, mais cette asso, c'est Knowledge is power, je sais pas si tu connais, on construit des écoles au Guatemala et on promeut l'éducation des enfants là-bas. » Elle marqua une pause. Ouais, en fait, elle ne faisait que pomper le fric de son mari. Elle n'avait pas d'autre activité. La parfaite femme au foyer qui ne servait à rien d'autre qu'à dépenser, faire un peu de ménage et cuisiner. « Bon, et toi, alors, dis-moi tout ! Mais garde un peu de suspense pour le dîner... ! Je te ferai des lasagnes. T'aimes les lasagnes ? Mon mari en raffole. » Et une nouvelle bouchée de sandwich.
Il avait perdu l’habitude, et presque oublié ce que l’on pouvait ressentir quand on parlait à des collègues, à des gens qui avaient reçu la même éducation que vous et pouvaient intégralement vous comprendre. Parfois, Joshua se laissait aller à faire des références à ses années de droit, à citer intégralement des textes de loi et à se perdre dans de grands effets de manche - autant dire que personne ne pouvait le comprendre, au contraire, on se contentait de le regarder avec toute la suspicion du monde et de détourner la tête en considérant qu’il avait encore pété un plomb. Pas toujours extrêmement intellectuelles, ces références allaient jusqu’aux tréfonds de la pop culture - genre Ace Attorney. Joshua était capable de finir l’intégralité des jeux en un temps record. Pour le reste? S’il faisait preuve d’un acharnement rare à savoir tout sur tout dans les domaines qui l’intéressaient d’une façon ou d’une autre, qu’il s’agisse de la législation de son beau pays ou de la culture musicale des années 80 et 90, il souffrait de lacunes terribles et parfois stupéfiantes. C’est avec un air de profond désespoir et de profonde confusion, comme si Beth venait de donner sans vergogne un coup de pied à un chiot juste sous ses yeux, qu’il releva la tête vers elle: « Je… je comprends pas de quoi tu parles. » dit-il tout d’un coup, la voix blanche. Un temps de silence à peine, et il reprit: « En fait je vois même pas de quel film tu parles. Donc ouais. Je crois que tu viens de me spoiler. Et je crois que je vais être obligé de quitter cette voiture et de porter plainte contre toi pour me venger. Juste parce que la plainte pour spoiler est pas encore un truc officiel. » Et pourtant, il militait pour cette cause au quotidien. Il faut dire qu’on est concerné, quand on a tendance à mettre de côté des pans entiers de ce que les trois quarts des gens considèrent comme de la culture élémentaire.
Enfin… porter plainte contre des gens qui lui offraient à manger? Il avait beau ne plus être officiellement fils de bourge, depuis qu’il avait été renié, il avait su conserver les règles élémentaires de la bienséance et de la politesse - et avait comme l’impression que ça ne se faisait pas. Et bordel, elle avait mis le paquet. Elle avait d’ailleurs tellement mis le paquet qu’elle lui proposait directement de l’inviter à dîner - ce que ça peut bien faire faire aux gens, la culpabilité d’avoir renversé quelqu’un en voiture, c’est dingue. Même s’il était directement monté sur ses grands chevaux, envisageant un combat à l’épée pour la vertu de Beth contre son vénérable époux, il restait une personne profondément sociable et ne pouvait nier une certaine curiosité à l’idée de rencontrer celui que son amie avait épousé. Il décrocha un sourire éclatant quand elle précisa qu’elle les soutiendrait tous les deux: « Ca me va! Je te redonnerai mon numéro de téléphone et tu me tiendras au courant. Je ferai aiguiser mon épée et polir mon armure. » déclara-t-il en riant. Enfin. Il apporterait surtout son costard au pressing, et vérifierait qu’il rentrait toujours dedans. Il ne pouvait ignorer une minuscule pointe de tristesse, quelque part. Elle avait avancé dans sa vie. Le temps avait passé - elle était devenue une femme sublime, avec une énorme voiture (même si elle s’en servait pour rentrer dans les pauvres innocents), elle s’était mariée, elle semblait profondément heureuse. Il en obtint vite la confirmation. Quand elle évoqua le fait qu’elle avait eu son concours, il ne put s’empêcher d’adopter une expression d’admiration, n’ayant jamais eu le sien. Et même si elle n’avait jamais exercé, elle avait réellement fait quelque chose de sa vie. Une association. Il jeta un oeil à sa pâtisserie, histoire de ne pas la regarder, elle, rayonnante de joie et de succès. Bien évidemment, quelques minutes plus tard, elle posait la question fatale. Brutal accès de panique. Il passa une main nerveuse dans ses boucles noires, se mordant un peu la lèvre. Sa première réponse fut la fuite: il se concentra uniquement sur cette sombre histoire de lasagnes, hochant la tête et affirmant « J’adore ça. » sans grande conviction. A la vitesse de la lumière, son cerveau se mit alors à envisager les options: faire comme si elle ne lui avait rien demandé? Sortir en prétendant qu’il avait laissé un truc allumé chez lui? Fuir? Partir en courant? Crier « OH MON DIEU UN VELOCIRAPTOR! » et se planquer dans le coffre de la voiture? Il fallait pourtant se rendre à l’évidence, il n’y couperait pas. Voilà pourquoi il avait cessé de fréquenter ses anciens camarades d’université. « J’ai… laissé tomber. Je suis pas allé jusqu’au concours. » Il se mordilla légèrement la lèvre, avant de reprendre: « J’ai eu quelques problèmes familiaux et personnels, et j’ai laissé tomber. Je… comment dire? » un petit rire nerveux. « Je travaille chez une disquaire. Voilà. » Il osa à nouveau poser son regard sur la jeune femme, dans un nouveau rire qui dévoilait tout, tout de sa gêne et des quelques traces de honte: « Mais tout va bien pour moi, et j’ai toujours un costume trois pièce du feu de Dieu à sortir pour quand je viendrai dîner chez toi, t’inquiète pas. » Il lui fit son plus beau clin d’oeil, le plus détendu du monde. Elle devait comprendre beaucoup de choses, maintenant. Ses changements physiques, les changements dans son attitude, son air d’éternel adolescent, tout faisait bien plus sens quand on avait abandonné ses études d’élite pour travailler au premier endroit où l’on avait pu travailler. Néanmoins, mis en confiance par ces révélations et par ce regard de grande douceur que Beth posait toujours sur lui, il ajouta: « Tout va très bien pour moi. J’ai un chiot, Dopey, je sais accorder un piano à l’oreille et ça, ça a de la gueule, et j’ai aussi un petit ami parfait. Et du sucre. Alors j’ai pas à me plaindre. » Sur le « et du sucre », il avait bien entendu levé sa pâtisserie avec un air triomphant, esquissant un nouveau sourire éblouissant.
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Sujet: Re: Uptown girl ϟ BETH&JOSHUA Mar 6 Jan 2015 - 1:37
Beth avait toujours été carriériste, sans doute parce que c'était là les valeurs que ses parents, et plus particulièrement sa mère, lui avaient inculquées. Dès son plus jeune âge, elle avait été formatée pour être, au delà de bonne, la meilleure. Ses parents n'avaient jamais accepté l'à-peu près et ne toléraient que difficilement quelques écarts. On pouvait le dire, Beth n'avait jamais réellement connu de jeunesse et d'insouciance. Dès son plus jeune âge, la lourde tâche de son éducation avait incombé aux écoles privées les plus huppées du coin. Beth n'avait jamais réellement déçu ses parents, parce qu'elle avait toujours subi cette pression et qu'elle savait ce qu'elle devait faire pour l'alléger, rien qu'un tout petit peu. Non, Beth n'avait jamais déçu ses parents... A l'école primaire, au collègue ou au lycée, même à l'université, Beth avait été la meilleure. Elle avait excellé dans tous les domaines, s'adonnant à des passes-temps qu'elle s'infligeait plus qu'autre chose. Ce qui avait déçu ses parents n'étaient pas ses notes, sa couronne de reine de promo ou sa recevabilité dans plusieurs des universités de l'Ivy League... Non, ce qui avait déçu ses parents n'avait été rien d'autre que cette décision qu'elle avait prise à la hâte. La seule décision qu'elle avait prise elle-même, sans l'aval de ses parents. Elle avait épousé l'homme qu'elle aimait, lui promettant tout ce qu'elle était et tout ce qu'elle serait. Cette décision était tout ce qui l'avait opposée à ses parents, et encore une fois plus particulièrement à sa mère, pendant des années. Sans aller jusqu'à rompre tout contact avec elle, ses parents n'avaient eu de cesse de lui rabâcher qu'elle passait à côté de tout. Pour lui, et seulement pour lui, affirmaient-ils, elle avait laissé de côté ses rêves de devenir avocate ou procureur. Mais ce sont ils ne se rendaient pas compte, s'était-elle tuée à leur expliquer, était que Daniel était sa vie. Et qu'elle porterait son nom avec cette même fierté fanfaronne que lorsque sa mère racontait à l'époque à qui voulait l'entendre que Beth avait été reçue au barreau.
Mais maintenant, tout avait changé. Maintenant, Beth était abandonnée. Peut-être même un peu trahie par cet homme qu'elle aimait toujours avec cette même ardeur mais qui ne la regardait même plus. Elle se sentait constamment seule, même lorsqu'elle se forçait à s'entourer et à s'occuper. Car, si elle faisait une rétrospective de sa vie, deux choses avaient compté pour elle, deux choses avaient eu un réel impact sur elle : ses études, et son époux. Que lui restait-il maintenant qu'elle avait sacrifié les premières pour le second ? Ses parents avaient sans doute eu raison depuis le début. Peut-être qu'elle ne méritait pas cet amour auquel elle avait pourtant cru au point de laisser de côté ses premiers rêves, ceux de la carrière. Peut-être qu'elle ne serait pas ce genre de femme capable de fonder une famille avec un homme qui l'aimerait autant qu'elle l'aimait. Mais elle n'arrivait pas à se faire à cette idée, et pour oublier, Beth s'était jetée la tête la première dans ce boulot qu'elle s'était crée, cette oeuvre de charité qu'elle s'évertuait à tenir à flot, juste parce qu'il le fallait et que c'était son choix d'aider des jeunes enfants du Guatemala. C'était un autre travail, mais il lui tenait à cœur aussi, et elle ne comptait pas le laisser de côté. C'était Daniel qui lui avait permis de monter son association, et c'était toujours lui qui lui permettait de la faire grandir jour après jour. Pourtant, quelque chose lui manquait. Sa vie lui manquait. Ce frisson lorsqu'elle avait un cas à défendre, lorsqu'elle prenait la parole devant un jury ou un juge, cette sensation de pouvoir qui affluait dans ses veines lorsque ses talons claquaient sur le sol marbré du palais de justice ; tout cela lui manquait. Mais ce qui lui manquait le plus ? C'était Daniel. Elle le perdait, elle le savait pertinemment, mais elle ne savait plus quoi faire pour le retenir. Savoir ce qui l'éloignait l'aurait peut-être aidée, mais Beth était persuadée qu'il était trop tard pour que tout dommage soit encore réparable. Il ne se battrait jamais pour elle comme elle s'était trop longtemps battue pour lui. La partie était finie. Elle avait perdu.
Pourtant, au milieu de tout ce bordel apparaissaient quelques figures lumineuses. Eden, d'abord, qu'elle avait retrouvé dans un tout aussi parfait hasard que celui qui venait de lui mettre Joshua sous les yeux. Ou plutôt, sous les roues. C'était ces retrouvailles qui lui rappelaient que finalement, elle n'était peut-être pas totalement seule. Ils arrivaient au bon moment pour lui faire croire à tout ça, d'ailleurs, mais Beth aurait préféré ne jamais les avoir perdus de vue de base. Et c'était maintenant qu'elle ressentait à nouveau cette vague de fraîcheur qui l'avait animée dans sa jeunesse que Beth se rendait compte que cette personne existait encore, quelque part par là, sous les sourcils froncés par l'inquiétude et les traits tirés par la fatigue. « Je… je comprends pas de quoi tu parles » répondait Joshua, accablé, alors que le sujet de la conversation tournait autour de fantômes et de procureurs. Ce frisson du discours bien placé et de la répartie irréprochable parcourut son échine, comme autrefois. « Case closed, alors », lâcha-t-elle en haussant un sourcil victorieux. Une petite satisfaction au milieu de cette vie bien pathétique qui était la sienne... Cette petite pause ne fit pas long feu, car déjà Joshua reprenait. « En fait je vois même pas de quel film tu parles. Donc ouais. Je crois que tu viens de me spoiler. Et je crois que je vais être obligé de quitter cette voiture et de porter plainte contre toi pour me venger. Juste parce que la plainte pour spoiler est pas encore un truc officiel. » Ah, merde. Il ne comptait pas laisser l'affaire là, et Beth, quant à elle, ne comptait pas finir au poste pour avoir renversé quelqu'un. Cependant, loin de céder à la panique, elle haussa les épaules et se pinça les lèvres. « Ce prétexte tient même pas debout, tu sais pas de quel film je parle. Il y a pas de mobile. Quant au reste... » Elle jeta un coup d’œil dans le pare-brise de la voiture pour observer les passants. « Il n'y a plus de témoins. Et je connais des gens haut placés qui arriveront à récupérer les éventuelles caméras de surveillance qui joueraient en ma défaveur. Explique moi en quoi ta plainte aboutira... » Affichant à nouveau ce sourire triomphant de l'avocate qui avait gagné son affaire, elle ajouta : « Don't poke the dragon, it will poke you back. » (ndlr : oui, ceci est une référence à l'avatar utilisé).
Mais ce débat n'était qu'une conversation parmi toutes celles qu'ils abordèrent en cet après-midi. Ces retrouvailles avaient quelque chose de rafraichissant, même si Beth était sans doute bien loin de se rendre compte de cet air présomptueux qu'elle devait prendre en se prenant pour une avocate qu'elle ne serait jamais. Dans tous les cas, Beth ne comptait pas perdre de vue Joshua à nouveau, et elle lui proposait déjà quelque chose de concret pour la suite. Elle lui ferait rencontrer Daniel, si tant est qu'il soit d'accord pour prétendre former un couple heureux et uni le temps d'une soirée. « Ca me va ! Je te redonnerai mon numéro de téléphone et tu me tiendras au courant. Je ferai aiguiser mon épée et polir mon armure. » Beth pouffa de rire en l'imaginant dans le costume. Et son sourire se figea lorsqu'elle s'imagina Daniel dans la même situation, face à lui. Lui ne se battrait pas pour elle. « Tiens », lui dit-elle en sortant son portable de son sac avant de le lui tendre -le portable, pas le sac, hein, faut pas pousser. « Ajoute-toi en contact, mets-toi au nom de preux chevalier sur son destrier blanc, je comprendrai. Mon preux chevalier. » Et ses lèvres s'allongèrent dans un sourire tendre et sincère.
Bientôt, ils embrayèrent sur ce qu'ils étaient devenus. Beth omit bien évidemment de parler de ces derniers mois et de ce qu'ils représentaient, de ce qu'elle vivait encore en ce moment. Elle n'était pas encore prête à accepter elle-même l'inévitable, alors vous vous imaginez bien que de l'avouer à une personne, quelle qu'elle soit, et d'y associer des mots crus tels que rupture ou divorce représentait une de ses plus grandes peurs. Beth, pourtant, n'était pas fière de la personne qu'elle était devenue. Elle avait l'impression d'être un échec vivant --sans doute à cause de toutes ces valeurs extrêmes que sa mère lui avaient inculquées, mais peu en importaient les raisons. Elle n'avait finalement atteint aucun objectif appréciable dans la vie, si ce n'était être riche à travers son époux, qui, rappelons-le, ne le serait sans doute bientôt peu. Après tout, il était un spécialiste du divorce. Pourquoi ne lui en ferait-il donc pas profiter ? « J’adore ça. » la sortit-il à nouveau de ses pensées vaseuses. Lui-même ne semblait pas convaincu par ce qu'il avançait. « Oh, t'en fais pas, si t'aimes pas, je sais cuisiner d'autres choses ! » Mais elle comprit bien vite d'où venait le malaise. Sa vie à lui... lui n'avait juste pas de quoi feinter comme elle venait de le faire avec brio. « J’ai… laissé tomber. Je suis pas allé jusqu’au concours. J’ai eu quelques problèmes familiaux et personnels, et j’ai laissé tomber. Je… comment dire? » bafouillait-il alors que Beth s'en voulait de l'avoir piégé de la sorte. Prête à lui faire une tirade de non non non, t'inquiètes, t'as pas à me dire, elle fut coupée dans son élan par la fin de la phrase du jeune homme. « Je travaille chez une disquaire. Voilà. » Le regard fuyant du brun se posa à nouveau sur elle, comme s'il était soulagé de lâcher ce qu'il semblait considérer comme une triste vérité. « Mais tout va bien pour moi, et j’ai toujours un costume trois pièce du feu de Dieu à sortir pour quand je viendrai dîner chez toi, t’inquiète pas. » Beth pencha la tête et posa une main sur l'épaule de son ami. « Pourquoi on dirait que tu viens de m'avouer que tu violes des rouleaux de PQ dans les chiottes des bars tous les samedi soirs ? » demanda-t-elle abruptement, un sourcil arqué. « Tu pourras me conseiller de la musique. J'ai arrêté d'en écouter depuis trop longtemps », lança-t-elle très sérieusement. Peut-être que c'était ça, le bonheur. Ne pas se soucier du regard des autres et plonger dans une passion à corps perdu, quelle qu'elle soit. « Tout va très bien pour moi. J’ai un chiot, Dopey, je sais accorder un piano à l’oreille et ça, ça a de la gueule, et j’ai aussi un petit ami parfait. Et du sucre. Alors j’ai pas à me plaindre. » Il la rassurait... Mais elle n'avait pas réellement besoin de l'être. Il avait l'air heureux. Sincèrement heureux. Peu importait les carrières et les concours, l'argent et les réputations plus ou bien taillées. Tout ce qui comptait à la fin de la journée, c'était le bonheur et les personnes à vos côtés. « OHHHHH tu me le présenteras ! » hurla-t-elle presque dans la voiture. « Emmène-le au dîner ! » Elle marqua une pause et s'esclaffa. « Ton copain aussi, tiens. » Et puis elle le regarda d'un drôle d'air, à la fois satisfait et mélancolique. « T'as l'air heureux. Je suis contente de voir ça. Et j'essaierai plus de t'arracher à Dopey et à ton copain ! Promis ! »