Mes yeux percent difficilement l’obscurité de la pièce, s’habituant petit à petit aux ombres ; ils apprennent par cœur les contours des formes que je distingue. Dehors, les lampadaires éclairent la rue et diffusent une légère lumière dans mon nouvel appartement. Pas beaucoup, juste assez pour que je me trouve un chemin entre les meubles. Epuisé, à bout de nerfs, je m’installe lourdement sur le canapé ; je m’enfonce dans ses coussins comme si c’était la solution. Cet appartement, ce déménagement, ce n’est pas la solution. Pas la bonne. Mais c’est la seule que j’ai trouvé, alors je m’en contenterai.  

A demi-allongé, je me tortille pour sortir une cigarette de ma poche et l’allume. Je suis des yeux la fumée, jusqu’à ce qu’elle disparaisse aux abords de mon sac, lamentablement échoué à quelques pas de moi.  Dedans, quelques vêtements se battent avec des dizaines de liasses de billets. Un souvenir de mon ancienne vie. Et quelle vie ! Celle dont on veut s’échapper, parce que rien de bon ne peut en sortir. Celle dont on aurait pu s’enfuir, avec de bons parents, de bons moyens. Mais je n’avais rien de tout ça. Mes parents, c’est l’Etat. Fils d’une prostituée de bas étage engrossée par un député californien, je me suis rapidement retrouvé entre les murs gris d’un orphelinat. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette époque. Des dortoirs puants, des repas gluants, une scolarité mise de côté. Ma mémoire s’éclaire de nouveaux vers mes 13 ans. Quand l’orphelinat a disparu de ma vie, et que les familles d’accueil y sont entrées. Je ne sais pas combien j’en ai visité, et honnêtement, je ne veux pas le savoir. Ca ne ferait qu’accentuer le fait que je ne suis qu’un bon à rien incapable d’entretenir des relations humaines. C’est aussi à cette période que j’ai commencé à déraper. La drogue, l’alcool, le sexe ; à 16 ans, ça n’avait plus aucun secret pour moi. Les mauvaises fréquentations, les conneries à répétition, les gardes à vue, les premiers émois amoureux. Tout ça s’est enchaîné à une telle vitesse, je n’ai pas l’impression que c’était il y a 10 ans déjà.  Cette dernière décennie est floue, remplie de souvenirs de beuveries et de coucheries, de petits boulots tous plus ingrats les uns que les autres, d’appartements miteux.

 Le mégot de ma cigarette glissé entre mes doigts, j’observe celui dans lequel je me trouve.  Situé dans Pacific Lane, il est deux fois plus grand que tous ceux que j’ai eus. Deux fois trop grand pour moi.  Mais il faut bien noyer les apparences, je dois me méfier de tout. Un appartement confortable dans un quartier animé, c’est une couverture parfaite. Personne ne doit me chercher, ni me trouver. Sinon, je devrai expliquer les liasses de billets dans mon sac. Tout cet argent que j’ai extorqué à mon « père », après l’avoir retrouvé. Pendant que je trimais dans les bars, à payer mon loyer et ma bière ; lui se prélassait dans sa villa avec sa femme et ses enfants. Cet argent, il me le devait. Pour toutes les années de galère que j’avais traversé, parce qu’il avait trompé sa femme avec une bonne à rien qui traînait sur un bout de trottoir.  Alors je l’ai menacé de tout dévoiler à sa famille, de tout dire à la presse. Il aurait tout perdu. Sa femme, ses enfants, sa belle maison, sa place au gouvernement de Californie. Evidemment, il m’a donné l’argent. Il a fait un test de paternité, puis a vidé son coffre-fort dans mon sac en toile. Puis il est retourné à sa petite vie, il m’a oublié. Moi, j’ai enfourché ma moto, et je suis parti le plus loin possible. Rien ne me retenait en Californie. Je suis arrivé ici, je me suis trouvé un job de barman et un appartement à quelques rues de mon boulot. Le travail, c’est pour brouiller les pistes. Parce que personne ne doit connaître mon histoire.