1990: SKIP TO THE ENDING, WHO'D LIKE TO KNOW, I'D LIKE TO KNOW. AUTHOR OF THE MOMENT, CAN YOU TELL ME, DO I END UP, DO I END UP HAPPY?  

Minuscule, minuscule enfant dans les bras d’une femme seule. Il fait froid sur la ville, mais pas dans la grande chambre de la grande maison. Les couvertures autour du garçon sont riches. Le berceau, d’un bois fin. Pourtant quelque chose ne va pas dans ce portrait. C’est presque invisible à l’oeil nu - mais en y regardant bien, oui, il y a définitivement deux, trois détails qui clochent. Le regard fatigué de la mère, peut-être, ou bien ses épaules voutées sous un poids trop lourd pour elle. Ou encore l’absence de toute autre présence à ses côtés? Il y a aussi le poing, tout petit poing de Luka Novikov, nouveau né, enroulé autour du doigt de sa mère - et ce malaise ambiant. Comme si oui, elle donnerait tout pour s’en défaire.
Non, quelque chose ne va pas. Il y a de l’amour pourtant - de l’amour instinctif, qui a presque l’air de pitié devant le chétif nourrisson. Mais Vladlena Novikov est seule. Elle sait qu’elle ne peut pas se débarrasser de cet enfant - il est tout ce qui reste d’un amour passé, mais aussi, surtout, il est la chair de sa chair. Elle n’avait pas pu se résoudre à le voir partir à l’instant d’apprendre sa grossesse - elle ne le pourra pas plus aujourd’hui. Mais ce qu’elle sait aussi, c’est que demain ne sera pas tout rose. Il y a le regard noir que le père de la jeune femme pose sur elle, quand il traverse la pièce. Il y a ce sentiment qu’il manquera toujours une présence pour l’enfant, une figure, quelque chose pour être heureux. Luka ne le sait pas encore. Pour lui, tout est normal - il a le sommeil lourd et serein. Mais un jour il lèvera les yeux vers sa mère, et lui demandera pourquoi il est si seul.
Elle se réconforte en se disant qu’il ne lui manquera que cela. Juste un père. Le grand-père du nouveau né est encore furieux, mais il s’attendrira, sûrement, devant les yeux très bleus et la couronne de boucles blondes. Après tout il ressemble à un ange. Non? Il ne peut rien arriver de mal à un ange. Et puis il y aura de l’argent. Beaucoup. Et tant pis si il est on ne peut moins légal, cet argent - c’est toujours un toit, de la nourriture, dans cette espèce d’hiver permanent. Et puis elle, elle sera là. Toujours. Et tout le monde n’a pas cette chance, après tout. Tant pis - elle répondra à ses questions candides, à ses angoisses d’enfant. Seule.
Le soleil filtre entre les rideaux. Un soleil froid, même en avril - mais c’est du soleil tout de même. Alors Vladlena resserre ses bras autour de son enfant, de son fils. Elle a le maigre espoir qu’il pourrait retourner dans son ventre, y reprendre une place au chaud - là où il resterait insouciant et heureux pour toujours. Mais il reste là. Réel. Alors elle se penche vers lui, et dépose un baiser sur son front.
Et elle chante, pour lui: qu’il y ait toujours du soleil, qu’il y ait toujours le ciel bleu, qu’il y ait toujours ma maman, que je sois toujours là.
Tout va bien.

2000: THE FUTURE'S IN MY HANDS, I HOLD IT IN MY PALMS. ENGRAVE IT IN THE LEYLINES RUNNING DOWN HER ARMS. 

C’est un gamin très blond, assis sur un banc au fond de la cour de récréation. Luka Novikov, dix ans. Il est vif, et sourit beaucoup. Il pèse pas très lourd mais il parle pour vingt - et puis il sait ce qu’il veut. Il a l’art de se camper sur ses deux pieds, de bomber le torse pour jouer la force, et de traverser les gens avec d’immenses yeux bleus. Il est fatiguant. Outrageusement gentil. Adorable sans trop le vouloir. Il voudrait être quelqu’un de fort, une espèce de super héros, mais il déborde de candeur. Alors c’est comme si le monde entier savait que le soir venu il se nichait toujours sur les genoux de sa mère - et tout le monde lui passait ses caprices pour cela.
La vie est simple. Luka a dix ans. Il est bon à l'école. Il est pas méchant. Il a une solide quantité d'argent de poche qui lui permet d'écouler des tonnes de bonbons sans jamais prendre un gramme. Il a des amis. Quelques uns. Peut-être beaucoup moins que d'autres - il est le gamin sans papa, le gamin dont le papy est louche, le gamin qui aime trop sa mère, le gamin trop prudent. Mais il n'est pas un martyr de la cour des écoles, personne ne lui veut de mal. Il grandira. Tranquille. Sans problème. Il se forge déjà des plans, quelque part, dans sa tête - un jour il sera vieux et il sera avocat. Un grand avocat, le genre qui protège les enfants, qui fait le bonheur autour de lui, qui offre la justice à ceux qui l'ont pas. Il ne sait plus trop d'où ça vient. Peut-être du fait qu'il a beau être candide, il sait qu'il lui manque quelque chose. Que c'est pas normal, ne pas avoir de papa. Que tout le monde devrait avoir cette chance - et qu'il ne l'a pas. Alors il veut faire de son mieux pour réparer toutes les erreurs. Et tant pis si c'est stupide.
Donc, c'est un gamin très blond, assis sur un banc. Son sac à dos, ouvert à ses pieds, doit très certainement peser le quart de son poids - mais il ne s'en plaint pas. Le jour s'avance sur la ville. Il fait froid - l'hiver reviendra bientôt, l'hiver russe, dense, fou. Mais il se sent chez lui. Il a l'insouciance de ceux qui se sentent aimés malgré tout. Son coeur saigne, un peu, parfois, quand il pense au père qu'il n'a pas - mais il croise le regard de sa mère et tout va mieux. Elle est venue le chercher à la sortie de l'école. Belle, grande femme blonde qui prend sa main dans la sienne - et qui sourit. Elle est parfaite.
Quand les autres gamins rient de lui, crachent qu'il n'a pas de famille, il sait qu'ils ont tord. Il a cette mère qui l'étouffe d'amour, le remplit de bonheur. Il a son grand père, cette grande figure froide, mais qui parfois lui sourit un peu - et le cadeau est d'autant plus précieux qu'il est rare. Ils sont trois contre le monde. Il n'a pas besoin de plus - juste, grandir en paix.

2008: IF YOU WANT ME, LET ME KNOW WHERE DO YOU WANNA GO. NO NEED FOR TALKING I ALREADY KNOW - IF YOU WANT ME, WHY GO? 

Elle est arrivée comme une tempête. Elle n’a laissé que le bonheur.
C’est un tout, tout petit morceau de femme avec une lourde tignasse brune. Elle a son âge, peut-être un tout petit peu moins. Elle est bruyante et éclatante, une américaine. Elle parle un russe très approximatif, son anglais à lui n’est pas meilleur. Ils communiquent de grands gestes, de regards, de sourires. Elle est ici pour un an. Un an. Lui, c’est sa toute première année d’études à Moscou. Elle, une année à l’étranger pour une quelconque université de son lointain pays. Ils se sont retrouvés côte à côte dans l’amphi de droit. A la regarder, il en oublie un peu de respirer. Et tant pis s’il n’entend plus qu’à moitié leur professeur, tant pis si les gens les regardent, mais il voudrait tellement, tellement l’embrasser. Mais les jours passent. Il n’ose pas. Pas vraiment.
Ils se retrouvent semaine après semaine, comme poussés par l’habitude. Il apprend à lire son corps, ils échangent leurs langages. Pelle-mêle, il apprend quelques choses sur elle. Elle fume, et s’extasie du prix ici. Au plus l’hiver s’approche, au plus elle se plaint du froid. Elle savait le droit horrible, mais il défie toute logique en russe. Elle s’invite chez lui, essaye de tenir la vodka. Il la regarde en souriant. Tout au début, il n’osait pas trop lui parler - peu à peu, elle a déverrouillé son coeur et sa bouche. Il se lance dans des discours passionnés truffés de faute d’anglais, elle rit et le traite d’idéaliste. Quand elle a « trop froid », elle le prend dans ses bras et le serre fort, tellement fort.
Il est resté ce gamin heureux - alors il lui communique sa chaleur, s’émerveille de la joie brute qui éclôt peu à peu. Le jour où elle finit enfin sa bouteille de vodka tout en restant debout, elle l’embrasse, et il n’en croit pas à sa chance. Dans l’amphi, peu à peu, elle prend l’habitude de tenir sa main dans la sienne. Il prend celle de la serrer, comme s’il avait peur que le monde s’effondre.

La première fois est tendre. Malhabile. Il fait nuit sur Moscou, et à la lumière des lampadaires tombe la neige. Les draps sont défaits - ils s’aiment au-dessus. L’instant est si beau qu’un souffle le briserait - l’instant est si beau qu’on dirait de la poésie. Son corps est une évidence, quand il s’unit au sien. Alangui, allongé, elle niche sa tête dans le creux de son cou. Dans quelques mois il retournera chez lui - chez sa famille. Peut-être qu’il pourra leur parler de cette femme. Sa mère sera probablement heureuse. Peut-être même que ça sera l’une de ces rares fois où son grand-père lui offrira un sourire.
Il a le coeur gonflé d’espoir.

2009: I WEAR MY OWN CROWN OF SADNESS AND SORROW, AND WHO'D HAVE THOUGHT TOMORROW COULD BE SO STRANGE?

Il n’avait jamais fait si froid dans la grande maison. C’est ça qui l’interpelle en premier. Et puis l’odeur. Cette odeur qui le prend à la gorge, l’odeur âcre du sang. Il aurait pu la reconnaître entre mille - c’était horrible de dire cela, mais quelque part il avait l’habitude. Pourtant, un instinct primaire lui fait sentir que cette fois, quelque chose ne va pas. Il laisse tomber son sac de son épaule. Il n’en arrive plus à respirer - elle le prend à la gorge. Le silence, aussi. Le silence est étouffant. Dense. Il le brise un instant, un instant seulement, le temps de dire: «Maman? Papy?» - et il se referme sur lui comme un étau. Personne ne lui répond. Il sait que sa mère, au moins sa mère, devait pourtant être là. Il n’y a pas de raison - il rentre de moins en moins à la maison, alors elle l’attend toujours. Il n’est pas en retard. Ni en avance d’ailleurs. Elle aurait dû être là - ouvrir en grand ses bras pour qu’il puisse s’y nicher, et lui dire qu’elle est heureuse qu’il soit ici.
Alors il y a la panique. Une peur brute qui s’abat sur lui, comme une plaie béante ouverte dans son coeur. Tour à tour, il parcourt toutes les pièces de cette foutue maison. Elle n’était pas si grande, dans ses souvenirs. Toujours le vide. Le vide. Le vide. Encore. Il prend les escaliers, le souffle coupé par l’angoisse. Continue. Le vide. Encore. Toujours. Jusqu’à la dernière porte, la toute dernière porte, celle de la berceuse, de la mère qui se répète des mots de courage, celle de la solitude mais de l’amour aussi.
Il y a cette silhouette en contrejour. Assise dans le fauteuil de la grande chambre. Immobile. C’est là que l’odeur est la plus forte - non, la plus violente. La silhouette de Vladlena Novikov, tournée vers un soleil terne. Une ombre immense se projette sur le sol. Il sait qu’elle est morte avant même d’avoir le courage de la regarder. Et puis même, qu’aurait-il pu voir? Un écran de larmes brouille sa vie. Epais. Au petit matin, dans le train pour Nijni-Novgorod, il ne savait pas que cette journée allait être la toute dernière d’une vie heureuse. Il veut revenir dans ce train. Dire à l’enfant qu’il était encore il y a quelques heures qu’il faut faire quelque chose. Fuir. Ou prévenir. Eviter à tout prix d’entrer dans cette maison pour y trouver la mort, partout - et la plus déchirante des solitudes.
Les heures s’écoulent dans le silence. Il est assis au pied du fauteuil, sur le parquet froid. Il a pensé, longtemps. Il faut appeler la police. Mais alors les activités de sa famille seraient découvertes - et son grand père devait bien être là, quelque part. Il a su, il a toujours su pour l'argent blanchi, pour la drogue, il a toujours su mais toujours aimé cet homme. Il ne se sent pas la force de trahir tout ce qu’il lui reste. Alors il essaye de l’appeler, plusieurs fois. Pour lui dire qu’ils n’ont plus rien. Que le pire est arrivé. Mais le téléphone sonne dans le silence - jusqu’au moment où il ne sonne simplement plus. Numéro. Plus. Attribué. Il est parti. Parti. Il l’a abandonné. Il les a abandonnés tous les deux - corrige-t-il, en portant son regard sur la main morte qu'il tient dans la sienne.

La police parla d’un vol d’argent. De représailles. Il joua la surprise quand on lui dit qu’il était la victime collatérale d’un grand trafic. Il ferma les yeux. Il n’avait plus rien - plus rien. Le patriarche Novikov avait tout pris. Il était seul au monde et le monde ne voulait plus de lui.
Alors il fallut survivre.

2010: KIDS TRADING ROSES FOR GUNS, TRACK MARKS UNDER THE SLEEVE. I CAN'T TALK. I NEED TO RUN.

« Vadim? ». Il n’a toujours pas vraiment pris l’habitude de ce nom - alors il met quelques secondes avant de lever la tête, et puis il soupire. C’est étrange, ce sentiment. Être forcé de cacher son identité pour être certain de ne pas faire partie des représailles contre sa famille, et être bouffé tout en même temps par le sentiment de trahir sa mère. Mais les mois ont passé. Il s’est endurci. Il n’est plus ce mioche là, paralysé par la peur, paralysé par ses bonnes intentions, paralysé par la candeur. Il sait qu’il glisse sur une pente dangereuse - celle du désespoir. Il n’a plus ce grand regard bleu, innocent, non, il s’est teinté d’une lueur farouche. Il ne sait pas exactement d’où elle vient - peut-être de ces nuits où il se réveillait en hurlant le souvenir du corps de sa mère. Ou du fait qu’il a appris, à la dure, que détourner le regard dans la rue n’est jamais, jamais bon.
Pendant quelques jours, il s’en souvient encore avec amertume, il a tenté de continuer sa vie. De faire comme si tout allait bien - de retourner à la faculté, de suivre les cours, pour devenir l’homme qu’il avait toujours voulu être. Mais il avait perdu le courage - et la foi dans le genre humain. Ses amis d’hier le regardaient avec quelque chose comme de la peur, comme s’il était une putain de bombe sur le point d’exploser. Celle qu’il aime aurait peut-être pu. Elle aurait peut-être pu comprendre. Mais il l’a fuie, bouffé par la peur du cadavre, la peur du silence dans la grande maison, la peur de la perdre. Il savait que le trou que le deuil avait creusé dans son coeur était visible à l’oeil nu - il était incapable de le cacher. Alors il s’est résolu. Il a mis la clé sous la porte avant de ne plus pouvoir payer, et s’est enfoncé dans ce monde qu’il n’avait regardé que de loin. La rue. Bien sûr, les premiers temps ont été difficiles. Il n’a pas le physique pour: avec sa gueule de gamin, sa couronne de boucles blondes. Mais il n’a plus rien à perdre. Plus aucun espoir. Il a vu le pire - alors plus rien ne lui fait peur. Il a fait sa place, petit à petit, dans les squats et les ruelles. Il vend de la weed bas de gamme aux recoins des rues sous un nom d’emprunt. La plupart de ceux qu’il croise ont tout perdu - mais il est l’un des rares à avoir vu l’horreur.
« Vadim? » Il essaye d’esquisser un sourire, même si ce sourire n’a plus rien à voir avec ceux d’avant. Quelque part, au fond de lui, le gamin idéaliste et rayonnant sommeille encore peut-être - mais profondément, si profondément que parfois il sent qu’il n’est plus le même homme. Ce n’est pas grave. Il n’a pas vraiment le choix. Il glisse dans sa poche le billet que l’adolescent lui tenda - et dans la main de celui-ci dépose un sachet d’herbe. Et puis il détourne le regard vers le ciel. Probablement que sa mère est là, quelque part, et qu’elle veille sur lui. Il ne sait plus vraiment s’il devrait en rire ou en pleurer. Alors il pleure.
Il n’a plus grand chose à lui. Un reste de courage. Trois billets de banque. Le souvenir des jours heureux. Du temps avant de mourir. Un livre de droit. Et puis une enveloppe jamais ouverte, d’une femme étrange, un jour - une femme qui l’a regardée comme un fantôme avant de la lui glisser dans la main, de lui dire que sa vie se trouvait là. Il ne l’a jamais ouverte. Il a peur d’y retrouver de l’espoir - et de nouveau quelque chose à quoi s’attacher, qu’il perdra tôt ou tard.
Le temps glisse sur Moscou.

2013: I WILL HOLLER YOU HOME (MAY THE PAIN BE FORGOTTEN)

Trois ans.
Trois ans, c’est une petite éternité. Le temps pour un enfant perdu de devenir un homme brisé. On en se rend pas compte, combien la neige fait oublier le temps. Le temps, mais pas la douleur. Le monde a avancé, vite, très vite. Lui, il commence à peine à quitter sa torpeur.
Il s’est laissé bouffer par la douleur, bouffer par le froid polaire. Il ne s’en est pas vraiment rendu compte - il a juste laissé le temps passer et sa peau s’endurcir. Une nuit quelque part. Une autre nuit ailleurs. Quand on vivote, les jours ne font pas sens. Ils sont un peu tous les mêmes - vides. Il a juste fini de grandir. Mal. Gagner du poids lui ferait pas de mal, arrêter de fumer aussi. Il fait à la fois étrangement jeune pour son âge et désespérément lucide. Mais la neige a laissé son empreinte. Comme une fatigue dans chaque mouvement. Chaque jour a rendu les heures un peu plus dures. Jusqu’à l’épuisement.
Un soir, il a ouvert l’enveloppe.
Elle ne contenait pas grand chose. Une adresse. Une espèce de coupon à valoir sur un avion, aussi. On a vu plus proche comme destination - une ville en Californie, Huntington Beach, une connerie comme ça. Il a essayé d’échanger ce putain de bon d’achat contre de l’argent, il n’en a rien tiré. Un jour. Une semaine. Un mois. Il a attendu jusqu’à ce que la fatigue devienne presque paralysie, et puis il a acheté un aller simple.
Un aller simple pour le soleil brûlant.

Il marche dans la ville, et la ville ne lui dit rien. Son anglais est un peu rouillé - trop lourd sur sa langue, mais il fait ce qu’il peut pour se réhabituer, pour se faire comprendre. Il a pris cet avion. Puis le train. Il n’a plus un sous en poche, mais c’est pas très grave. Il n’a simplement plus de force pour lutter - alors il toquera à cette porte que l’inconnue lui a désigné, et si cette porte ouvre sur le vide, il replongera dans la léthargie. L’important, c’est le soleil. Il réchauffe un peu ses os alors qu’il marche le long de l’océan. Il a ce sentiment qui le prend à la gorge - une espèce d’angoisse, ça faisait longtemps, à l’idée du saut vers l’inconnu. Quelque part sur Orange Avenue, il a le sentiment que quelqu’un l’attend. Peut-être la femme. Peut-être quelqu’un d’autre. Toujours est-il qu’il avait perdu l’habitude des rendez-vous, des lieux donnés, de la vie. Même si rien ne se passe, même si trois ans se sont écoulés et qu’il a peut-être raté l’occasion de changer sa vie, elle changera. Il est dans un autre pays. Autant dire dans un autre univers. Non, rien ne sera plus jamais pareil.

Il est pieds nus, le jean retroussé à la va-vite. L’hiver n’est pas loin, mais l’hiver californien, ce jour là, lui paraît étouffant. Il s’est rasé à l’arrière du pub d’un mec un peu louche, a lavé le sel des boucles blondes. Il s’est surpris lui-même, en relevant les yeux vers le miroir - surpris par sa jeunesse, tout à coup. Comme s’il avait perdu cent ans en quelques minutes. Il a retrouvé son visage de gamin candide, et tant pis si le coeur n’y est plus - il est pieds nus dans cette avenue, c’est déjà ça. Ses yeux glissent sur les plaques, son poing presse le morceau de papier. On le regarde un peu bizarrement, mais sans méfiance. Il est juste un inconnu - mais aussi, surtout, un enfant. Son regard s’attarde sur un numéro. 3333. Son coeur fait un peu mal. Il remonte l’allée. Il ne sait pas trop de quoi il doit avoir l’air - probablement d’un mec paumé, avec trois affaires dans un sac en toile, ses pompes à la main. L’heure est venue du dernier saut vers l’inconnu, celui qui fait mal ou qui envole, la dernière aventure d’une vie, ou la première d’une nouvelle. Il sait pas trop quoi faire. Sonner. Probablement. Dire qu’il s’appelle Vadim, il avait dit à la femme qu’il s’appelait Vadim, Luka reste dangereux, trop dangereux, même dans ce pays. Prendre ce qu’il y a à prendre, même s’il n’a aucune foutue idée de ce que ça va bien être. Et aviser. Ouais. Il a passé trois ans à aviser - jusque là, ça lui a plutôt réussi. Il est en vie en tous cas, et plutôt débrouillard dans son genre, alors oui, aviser, c’est bien. Mais quand il lève la main pour atteindre la sonnette, la presse doucement, son regard tombe sur le nom inscrit.

Aleksey St-James.
Les souvenirs reviennent. Nijni-Novgorod. L’enfance heureuse, mais la mère seule. Et ce nom qu’il a appris à écrire, enfant, avec application. Il s’appelle Luka Novikov. Il s’appelle Luka Alekseyevich Novikov. Il était seul, très seul, mais il avait ce nom - ce nom qui voulait dire quelque chose, qu’il venait de quelque part, qu’il était sans père mais pas sans racine. Il se souvient de la berceuse, de la grande chambre. Il n’a jamais su grand chose de ce nom. Quelques lambeaux arrachés à sa mère. La mémoire d’un homme très grand, très beau aussi. Qu’il était venu ici un été. Qu’elle était amoureuse. Il n’a jamais trop su, si elle était tout enjolivé, il n’en sait rien. Juste qu’il est parti. Il paraît qu’il ne savait pas. Qu’elle ne l’a pas retrouvé. C’est déjà ça. Elle a entretenu le mythe qu’il aurait pu l’aimer, s’il l’avait su - même, qu’il l’aurait certainement aimé. Mais elle est morte. Et il n’était pas là. Et lui, lui il était seul, tellement seul. La porte s’est ouverte et il fixe toujours le nom. Un présence le fait sursauter - il détourne les yeux vers elle. L’homme lui ressemble. Tellement. Il ne saurait pas dire comment, il ne saurait pas dire pourquoi - il y a un écran de larmes devant ses yeux, des larmes qui ne tombent pas mais qui le paralysent. Il ouvre la bouche. La referme. Il en oublie la prudence. C’est en russe qu’il articule enfin, d’une voix étranglée: « Luka Alekseyevich Novikov. Je crois que je suis votre fils. »

LUKA + GOTYE + ANTON, gaaaaaaah, jôtem toi, tu m'plais bien Bienvienduuue

Citation :

DOUBLE COMPTE: Nope!