L

a journée avait commencé dans la plus grande des banalités. Au petit matin, un rayon de soleil était tombé sur le visage de Jagger - et dès le réveil, elle avait décidé de se déclarer de bonne humeur. Elle avait bondi dans un de ses shorts, noué négligemment une chemise de gros coton, arrangé ses cheveux, maquillé son visage. Puis elle avait harcelé son frère pour un pancake, feuilleté un journal, réparé son van. La vie de Jagger était une vie d'insouciance, de doux bonheur. Et à chaque fois, à peu près aux mêmes horaires, elle échouait dans ce bar, le Pim's, même quand elle n'y travaillait pas. C'était un peu comme une seconde maison - le genre de maison où l'alcool coule à flot, mais où elle rencontrait toujours un visage connu, collègues ou clients. Même sa patronne, Casey, était en passe de devenir une véritable amie.
Elle avait passé beaucoup de temps sur les routes, posé ses valises et garé son van dans chaque Etat, rencontré une incroyable variété de personnes. Mais cela faisait déjà trois mois qu'elle était stabilisée à Huntington - cette ville de son adolescence, où elle n'était depuis le début de son roadtrip revenue qu'en coup de vent. Elle goûtait un nouveau bonheur - celui de retrouver son frère, d'abord, mais aussi de nouer des relations plus profondes avec les habitants. Voyager comblait ses besoins de liberté, mais ses amitiés avaient été jusque là superficielles. Ses amours aussi, à vrai dire. Bon, cela n'avait pas vraiment changé.
Elle passa la porte du Pim's, un large sourire aux lèvres, salua le barman d'un large geste avant de bondir sur l'un des tabourets du bar. "Comme d'habitude, Jagger?" Et un instant plus tard, elle partait à l'assaut d'une grande pinte de bière blanche, en poussant un long soupir de contentement. Le bar était encore presque vide. Elle ne prendrait le travail que quelques heures plus tard, quand il se transformerait en boîte de nuit, que le volume de la musique serait poussé à fond, et que les habitants commenceraient à s'entasser.
Travailler ici avait tenu de l'évidence. Le Pim's, c'était l'endroit où elle essayait de frauder pour quelques jours d'alcool quand elle était adolescente. Le Pim's, c'était le lieu de plusieurs de ses anniversaires, avant son grand départ sur les routes. Le Pim's, c'était sa première aventure d'une nuit, et puis de longues heures passées debout sur le comptoir à se déhancher furieusement. Elle avait été une habituée, et cet endroit avait toujours su lui ouvrir grand ses bras quand elle revenait se poser à Huntington. Alors, il y a deux mois, elle avait demandé à Casey de l'accueillir encore un peu plus. Et elle était devenue salariée, barmaid, chauffeuse d'ambiance, le plus naturellement du monde.
Et en parlant de ses débauches passées...
Un homme la fixait. D'ordinaire, cela ne la troublait pas plus que ça. Seulement, là, ce visage lui disait quelque chose. Elle écarquilla les yeux, reposa son verre déjà à moitié vide sur le bar, et lança à mi-voix "Oh merde!". Non seulement le visage lui disait quelque chose, mais elle pouvait affirmer que le corps tout entier de cet homme lui aurait dit quelque chose. C'était une aventure d'un soir, il y a pas si longtemps que ça. Elle n'avait aucune idée de son prénom, mais en tous cas, à en juger le mélange de surprise et de choc dans ses yeux, il se souvenait également parfaitement d'elle. Il avait été plutôt pas mal, comme histoire sans lendemain. En tous cas, elle gardait un souvenir très positif de cette nuit. Autant dire qu'elle ne cracherait pas sur la possibilité de remettre le couvert. Alors elle pointa son doigt vers lui, et d'une voix éclatante lui dit: "Toi! Je te connais!", avec toute sa puérilité et toute sa subtilité habituelles.

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C

‘était bien lui. Bon, elle n’avait toujours aucune idée de son prénom, mais c’était bien lui. Jagger décrocha un large sourire, en partie de fierté d’avoir été capable de se souvenir de son visage même après avoir décuvé. Elle engloutit ce qu’il restait de son verre, et le reposa en tendant sa main vers le jeune homme afin de serrer la sienne. «Commençons comme il faut. Je sais pas si j’te l’ai dit la dernière fois, mais moi c’est Jagger. Jagger Dickens». Ce n’était pas qu’elle songeait à remettre le couvert avec lui - au contraire. Elle n’avait même pas pensé qu’il puisse l’avoir poursuivie, comme il l’avait par ailleurs précisé lui-même. Ce n’était plus dans ses habitudes, coucher une seconde fois avec un homme rencontré dans un bar, depuis qu’elle était revenue à Huntington Beach. La chose était étrangement plus compliquée une fois que l’on ne quittait pas la ville au petit matin pour reprendre le road-trip, et que par conséquent on risquait des ennuis monstres à cumuler les relations. A vrai dire, elle n’avait pas eu de «relation» autre que sexuelle depuis celle entamée à Memphis, avec un certain Joshua.
Vieille histoire. Compliquée. Très compliquée.
Avec le mec du bar, le courant était bien passé. Même s’il s’était principalement agi de préparation du terrain pour une histoire d’un soir. Mais Jagger avait un sens profond de l’instinct, et avait reconnu dans ce visage, dans cette voix, quelqu’un avec qui elle pourrait réellement bien s’entendre, hors toute relation sexuelle. Il y a quelques siècles, on aurait brandi vers elle un crucifix en la traitant de sorcière, mais aujourd’hui c’était une très bonne raison pour lui taper dans le dos et lui offrir une bière. Tandis qu'il lui demandait ce qu'il s'était passé dans sa vie depuis leur première et dernière rencontre, elle baissa les yeux vers ce qu’il consommait. Un... coca? Bah, il avait pas l’air d’avoir treize ans pourtant. Elle agita -bruyamment- une main vers le bar pour commander un deuxième exemplaire de leurs deux consommations.

«Me dit pas que tu habites à Huntington! J’pensais que t’étais juste de passage! Je couche pas avec les locaux, y’a toujours des emmerdes, genre la petite femme qui attend à la maison. Mauvais plan!». Elle parlait en toute innocence, un large sourire aux lèvres, toujours aussi ravie des hasards de la providence. Elle puis elle frappa un grand coup dans ses mains et demanda: «Allez! Dis-moi tout. Qui es tu? Tu fais quoi dans la vie?». Elle espérait ne pas trop le déranger, quand même. Elle était un peu hystérique mais aussi tout à fait consciente qu’elle pouvait parfois se révéler... comment dire... envahissante? Et si le regard du jeune homme lui indiquait qu’il était vraiment extrêmement surpris de la revoir, elle espérait au moins que cela ne voulait pas dire qu’il aurait préféré mourir plutôt que de la recroiser un jour. Elle avait parlé de petite femme qui attendait à la maison, mais à ses allures de surprise et de désespoir mêlés, la chose semblait tout à fait possible. Elle réceptionna sa bière juste commandée et sortit son porte-monnaie pour payer, ce qu’elle fit sans que son camarade n’ait ne serait-ce que le temps de songer à s’en charger. Elle puis elle se retourna à nouveau vers lui, en trempant le bout des lèvres dans la mousse de la bière blanche, avant d’ajouter en se raclant la gorge: «Si je dérange, sache que mine de rien je suis aussi très forte pour disparaître discrètement!», avant de lui décrocher un clin d’oeil amical. Et puis enfin, sans paraître le moins du monde essoufflée de sa longue tirade, elle se rappela qu'elle n'avait toujours pas répondu à sa question, et dans un énième sourire lança: "Ha! Et pour le "quoi de neuf?", et bien pas grand chose, je vivote et j'ai posé mes bagages ici pour de bon. Te sens pas poursuivi non plus, j'ai grandi ici. Je connais tout le monde dans le coin! Et toi alors?!"

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A

lors il s'appelait Nolan! Nolan Stevenson. Elle lui décrocha un large sourire, hors du fait qu'ils avaient couché ensemble - et que c'était honnêtement plutôt pas mal comme coup d'un soir - elle avait le sentiment étrange, inexplicable, que le courant passait bien entre eux. Il ajouta, l'air de ne pas trop savoir quoi dire, qu'il était pompier. Ce détail la fit sourire un peu plus. Comme toutes les gamines, dans ses jeunes années elle avait eu un faible pour les hommes en uniforme. Surtout les pompiers. Alors savoir qu'elle avait au total comptabilisé deux pompiers dans son lit en une seule année lui donnait une fierté infantile.
Et puis il lacha cette bombe, "tu travailles pour ma fiancée". Elle écarquilla les yeux, lança un tonitruant "Oh, merde!". Sa patronne? C'était Casey, Casey Johnson. Une vraie amie. Elles se ressemblaient beaucoup à vrai dire - fêtardes, avec un sens de la moralité bien à elles. Un peu immatures, peut-être. Mais toutes les deux partageaient le goût de la vie, le goût de la bonne soirée qui recharge les batteries de bonheur. Et puis elle avait accepté de l'embaucher, et ça, c'était pas rien. Les carrières de Jagger avaient souvent été remarquablement courtes dès lors qu'elle n'était pas sa propre patronne - la ponctualité et l'assiduité n'avaient jamais été son fort. Mais Casey connaissait ses travers, et les avaient toujours accepté. Toutes ces raisons firent qu'elle réussit à se taire pendant plus d'une minute, et que son éternelle insouciance laissa place à une moue étrange, celle de la réflexion. Elle était dans la merde. Mais dans la merde!
"Faut que je t’avoue un truc… autant le faire de suite, je ne suis pas du genre à raconter n’importe quoi ou à ne pas dire la vérité… Quand on a couché ensemble, j’étais déjà avec elle, ça avait été une faiblesse de ma part quand je suis rentré je lui ai avoué elle n’a jamais su qui était cette jeune femme en l’occurrence toi… On est passé par une mauvaise période mais on peut dire que ça s’est remis, si je te dit ça c’est simplement qu’elle finira par savoir la vérité et que je n’aimerai pas que ça retombe sur toi alors qu’au départ, je n’avais pas le droit de succomber alors que j’étais déjà en couple.". Au fil du monologue de Nolan, le visage de Jagger se décomposait de plus en plus. Elle empoigna sa nouvelle bière, en absorba une longue gorgée, puis amena nerveusement son pouce à sa bouche pour le mordiller. Elle sentait, curieusement, que la fin de sa carrière dans les cocktails allait bientôt arriver, et ce même si Nolan mettait en avant le fait qu'il était le premier responsable.
Elle ne songea pas vraiment à le juger pour ce travers. Elle se contenta de décrocher un sourire, en glissant dans un rire légèrement jaune: "Merde, d'où t'es allé tromper ta petite femme aussi!". Rien de plus - elle était très mal placée pour porter des jugements. Elle n'avait pas toujours été d'une grande fidélité, et d'ailleurs les trois quart de ses relations passées avaient été non-exclusives, ou simplement passagères. Sentant la légère tension de son interlocuteur, elle ajouta cependant, histoire de clarifier sa vision de la chose: "Je porte aucun jugement. Et c'est pas moi qui irait te balancer. Ca va, c'est bien si la situation s'est arrangée". Ca aussi, elle le pensait vraiment. Elle respectait assez sa patronne pour lui souhaiter du bonheur, et Nolan avait l'air d'être un type bien. Bon, elle avait couché avec lui au nez de Casey, mais elle n'en savait rien à l'époque après tout. Non mais. Et puis elle glissa, avec un regard entendu: "Achète lui des fleurs. Plein de fleurs. Ca passera toujours mieux, je me ferai virer comme la dernière des pouilleuses mais ça l'habitude. Mais tu auras une chance de conserver ta vie!"

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