La journée avait mal commencé pour la petite famille Hayes. Charles n'avait pas dormi, ou presque. Non pas qu'il se soit replongé dans les soirées apocalyptiques qu'il chérissait auparavant, non, c'était simplement du travail. Des masses de papiers incroyables à remplir pour enregistrer son cabinet d'avocats tout juste inauguré, pour officialiser son nouveau lieu de travail, pour inscrire cette localisation au barreau. Sans parler des dossiers de clients qui commençaient à tomber, des affaires plus ou moins sérieuses, mais desquelles dépendait sa volonté d'être autonome et de pallier aux besoins de sa petite fille...
Nastasia, justement. Elle l'avait réveillé très tôt, et comme d'habitude il n'avait pas hésité. Il avait bondi jusqu'à la chambre du petit "ange", l'avait nourrie, bercée, et puis était resté de longues minutes à la regarder, sans rien dire, le sourire aux lèvres. Il avait beaucoup sacrifié pour elle - ce qu'il restait d'affection de son père, un début de carrière politique dans une grande ville... Il avait préféré le calme et le bonheur de son enfant. Et elle le méritait bien. Elle avait vite grandi, et souriait dès qu'elle l'apercevait. Elle avait même commencé à rire quand il riait lui-même. Elle avait même fait ses premiers pas. Cela suffisait à le rendre profondément heureux. Elle était tout pour lui.

Alors, quand il était parti faire sa promenade quotidienne avec Nastasia dans le parc, il n'avait pas su comment réagir à cette remarque. Il avouait sans prétention qu'il était un bon père, entièrement dévoué à cet enfant. C'était sa seule fierté dans ce monde, être capable de plus de tendresse que son propre géniteur avait jamais su en montrer, et ce malgré sa jeunesse. Il était assis dans l'herbe, et faisait marcher sa fille en la tenant à bout de bras. Elle était magnifique, comme d'habitude - ses beaux cheveux, longs, très bruns, tombaient sur une jolie robe à motifs cerise. Elle lui ressemblait beaucoup - les mêmes yeux, le même visage excessivement expressifs. Et puis cette femme était venue, plutôt âgée, en vêtements de marque. L'air attendri, elle lui avait demandé si cette enfant-là était sa petite soeur. Très fier, il avait répondu qu'il s'agissait de sa fille. Et les deux questions qui fâchaient étaient venues coup sur coup: son âge, où se trouvait sa mère.
Et la vieille rombière l'avait jugé. Trop jeune, forcément irresponsable, et puis cette petite avait besoin de sa mère. Sinon elle ne serait jamais heureuse. Il l'avait envoyée se faire voir, avec le moins de politesse possible. Nastasia s'était mise à pleurer, parce qu'elle n'aimait pas le voir dans cet état. Et sa colère avait redoublé. Aussitôt la femme partie, il avait envoyé un message qui tenait presque du désespoir à sa meilleure amie, Elisabeth. Parce qu'il avait beau jouer l'indifférence face aux défauts que cette femme avait souligné, ces choses le touchaient toujours beaucoup trop. Et puis il avait repris Nastasia dans ses bras, pour la faire sourire encore. Le regard des gens sur cette fillette qui pleurait le rendait encore plus nerveux.

Et puis Elisabeth apparut. Sa fille avait enfin cessé de pleurer, et tentait à nouveau de marcher toute seule, avec une moue boudeuse qui en disait long sur sa motivation. Il décrocha un large sourire à la jeune fille, tentant de le faire paraître aussi jovial que possible. "Mieux. Je suis désolé, j'ai paniqué. Une vieille garce, je me suis un peu emporté. Je t'ai pas trop dérangé, j'espère..."

Ces crises de conscience étaient plutôt communes. Quasiment mensuelles. Il suffisait que l'on pointe du doigt son apparente inaptitude à être père, et il se questionnait. C'était presque automatique. Il avait toujours été doté d'une grande confiance en lui, et pourtant celle-ci s'écroulait dès qu'il sentait, proche ou lointaine, la possibilité de perdre Nastasia un jour, ou de se voir discrédité dans son rôle de père. Elle était tout pour lui. Elle était tout ce qui lui restait de son ancienne vie, et celle qu'il aimait le plus au monde. Il passa une main dans les cheveux très bruns de l'enfant. Bon sang, cette petite était magnifique. Et heureuse de voir Elisabeth si près d'elle, elle riait de son rire parfait d'enfant heureuse. « Charles tu le sais, ne les écoutes pas tous ces gens qui te jugent ! Ils ne connaissent pas ton histoire et tu es un père génial, n’en doute pas ! » Il eut un petit sourire en coin. Ce genre de répliques, dans la bouche d'une de ses amies les plus gères, avait le don de le rebooster. Jusqu'à la prochaine crise. "Heureusement qu'elle me connaissait pas avant, cette vieille garce. Elle aurait été un peu plus légitime si elle m'avait vu danser ivre mort sur une table dans la supposée meilleure université du pays". Un ricanement. Quelques jours encore avant la naissance de Nastasia, il était surement encore le pire père qu'ait porté le monde. Brillant. Mais très bête. Et légèrement irresponsable.

Mais l'heure était à Elisabeth. Elisabeth? C'était probablement sa meilleure amie. Ils s'étaient connus très jeunes, alors qu'il commençait tout juste à partir en vrille. A l'époque, il était encore un enfant, et s'essayait sans beaucoup de succès de fumer les gros cigares de son père. Elle était toute jeune, ravissante, et venait en vacances dans la belle et grande France. Tout à fait. Elisabeth avait été une amoureuse de vacances. Et ça avait été un hasard et un miracle absolu de la croiser à nouveau, et a fortiori de la reconnaître. Quelque chose en elle n'avait jamais changé - son sourire, sa spontanéité. Depuis, ils s'étaient vus, et revus encore. Il lui avait tout confié, elle savait tout de lui. Et elle, elle savait qu'elle pouvait à tout moment compter sur lui. Alors quand elle évoqua sa jeune soeur, Emma-Rose, il esquissa un petit sourire triste. Il savait tout à fait de quoi elle voulait parler, ce qu'elle ressentait à ce propos. Il savait qu'elles étaient fusionnelles, et il comprenait entièrement son amie. Il eut un sourire triste, quand elle évoqua la solitude de la petite - lui même se demandait parfois ce que ressentirait sa fille dans les années à venir, lorsqu'il serait plus encore pris par sa carrière d'avocat, et comment il pourrait gérer ces deux vies parallèles qui s'annonçait. Il avait lui-même beaucoup souffert de parents trop absents. D'un autre côté, il avait curieusement l'air heureux pour Elisabeth. Avoir sa soeur à Huntington Beach pour quelques temps avec elles? C'était une idée fabuleuse, et il ne se priva pas pour le dire: "Tu vas voir, elles sont infernales ces petites, mais ça te change une vie. Sérieusement, ça serait fabuleux qu'elle vienne ici pour quelques temps". Il laissa un temps de silence, recoiffa doucement les cheveux de son enfant du bout des doigts. "Je suis sûre qu'elle s'entendrait très bien avec Nastasia. Tu devrais insister. C'est une occasion de la connaître."