Tehani c'est une force de la nature. Rien que sur son visage, on peut lire que c'est une battante. Qu'elle ne se laisse pas marcher dessus et qu'elle a des convictions bien prononcer. Elle refuse de se taire, de garder pour elle ses pensées. D'un autre côté, elle n'est pas du genre à prétendre toujours avoir raison et s'est accepté ses fautes et ses erreurs. Elle a même tendance à faire de son mieux pour réparer les choses, améliorer les choses, même quand cela ne la concerne pas. Elle a appris à se débrouiller seule, mais pas à s'isoler. Elle tend toujours la main vers ceux qui l'entoure. Elle a un rire très communicatif et aime plaisanter avec ceux qu'elle aime, mais en dehors elle reste assez distante sur sa vie privée, sur qui elle est. C'est un mystère vivant pour beaucoup, car il est difficile de lui arracher des réponses. Si pour beaucoup, Tehani a su garder la tête sur les épaules malgré les épreuves de la vie, peu comprennent que son travail est sa drogue. Et que c'est comme ça qu'elle oublie tout le reste, qu'elle néglige parfois ce qui l'entoure. Qu'elle se détruit petit à force de vouloir combler le vide en elle par des patients. Quelque part, Tehani n'est pas heureuse. Elle n'y arrive pas. Mais elle essaye de faire croire au reste de l'humanité que tout va bien, qu'il n'y a rien à changer. Elle ne supporte pas qu'on pose sur elle un regard différent. Qu'on la pointe du doigt, inutilement. Elle préfère se concentrer sur les autres plutôt que sur elle-même.
Je suis née en 1965, à Jasper en Alabama. Vous imaginez sans problème que ce n'était pas la meilleure période pour mes parents de s'enfuir, seuls face à une Amérique dangereuse. Ils avaient laissé le nord pour descendre vers le sud : mauvaise idée.
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Mon papa et ma maman, ils ont pas de papa et de maman. » La petite Tehani regardait son professeur le plus sérieusement possible, les mains posées sur ses crayons. « -
Ce n'est pas possible, tout le monde à des parents. » Intrigué, il se pencha par-dessus sa feuille blanche et croisa les bras. « -
Peut-être que tu ne les connais pas, mais ils existent, tu sais. » Elle haussa les épaules, cette histoire ne la dérangeait pas plus que ça. Cependant, elle n'aimait pas l'idée d'être exclus de l'exercice ou d'avoir une mauvaise note simplement parce qu'elle était différente. « -
C'est parce que tu es noir, Tehani ! T'es pas comme nous ! » C'était une remarque d'enfant. Comme elle, Joanne avait six ans, mais comme elle, elle vivait dans un monde où la discrimination était toujours bien présente, bien forte. Tehani était unique à Jasper ! Elle était la seule petite fille noire de son école, ses parents le seul couple de la ville et le peu de personnes qui avaient la même couleur qu'elle, était âgé, ancien, presque inexistant. Jasper, en Alabama. C'est le genre d'endroit où l'esclavage avait régné en aitre jusqu'à récemment. Ils vivaient dans une région encore peu enclin à ouvrir les bras, mais c'était tellement petit ici que personne ne cherchait les problèmes. Depuis l'assassinat de Malcolm X en 65, à sa naissance, puis celle de Martin Luther King, plusieurs petites régions dans le sud comme Jasper essayaient de laver leur image « sali » par une discrimination raciale trop forte. Tehani détestait ça. Elle détestait le regard qu'on lui portait. Elle ne comprenait pas pourquoi sa peau était plus foncée, mais surtout, elle ne comprenait pas pourquoi cela dérangeait. « -
Non, ce n'est pas vrai ! » Protesta-t-elle en se levant de sa chaise. Comme souvent, le professeur ne la défendit pas, ajoutant même : « -
Ils sont probablement mort, ce n'est pas si faux que ça. »
Ma mère est morte en 1971. J'avais du mal avec le concept de la mort enfant, alors pour moi elle était seulement partie ailleurs. Elle m'avait simplement abandonné. Elle avait une tumeur. Je n'ai jamais rien remarqué, rien. Elle ne se montrait jamais faible, elle refusait de se laisser aller. J'ai hérité ça d'elle.
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Ne me regardez pas comme ça ! » Il déposa Tehani chez sa voisine, une vieille femme qui avait sans doute une passion pour les chapeaux vu ce qu'elle avait en tête. Tehani alors âgé de huit ans commençait à prendre l'habitude que son père la dépose un peu partout sans raison valable. Depuis la mort de sa mère, il avait tout quittée pour Los Angeles, mais clairement s'occuper de sa fille n'était pas une priorité. « -
Encore toi, ma petite Tehani ? » Tendant la main, Clarisse cherchait la jeune fille. Elle était aveugle, ce que la petite fille avait tout de suite remarqué. « -
Oui, madame. Je suis désolée pour mon papa. » « -
Ne le sois pas, voyons ! J'apprécie ta compagnie, tu es une petite qui a dans la cervelle et j'aime ça. Viens, aide-moi donc à ranger mon salon s'il te plaît. Mon fils me rend visite ce soir ! Tu vas avoir de la compagnie. » Elle aurait pu tomber sur pire, elle le savait. Elle l'avait expérimenté. Si ce n'était pas Clarisse, c'était Hugo. Si ce n'était pas Hugo, c'était Romana et ainsi de suite. Les seuls moments où Tehani se sentait bien, s'étaient à l'école, parce qu'elle excellait. Parce qu'elle était têtue et qu'elle voulait que sa mère soit fière d'elle une fois de retour. Son père, à côté, n'en avait rien à faire. Elle le retrouvait le soir, lorsqu'il était ivre de ses journées et des bouteilles qu'il s'offrait. Son argent était rarement dépensé en nourriture ou vêtement et il peinait à payer son loyer. C'était un enfer. Alors rapidement, elle se met à essayer de comprendre comment marche le système. Elle offre ses services à ceux qui la gardent, tente de gagner quelques dollars, ne dépense que lorsque s'est nécessaire et surtout cache tout à son père… Jusqu'à ce que Tariq rencontre Cindy et que la vie de Tehani change subitement, comme si la richesse de Cindy pouvait faire disparaitre en un battement de cils la pauvreté que la jeune fille avait connue avant.
J'ai deux sœurs. Taleisha est née en 1973 et Tanye en 1977. Je ne crois pas que mon père ait prévu l'arrivée de Taleisha, mais je sais qu'il s'est ressaisi pour elles. Pour sa nouvelle vie. Moi, ce qui me faisait rire, c'était qu'il s'était mariée à une blanche et que je continuais d'être une tache qu'il devait effacer de son tableau.
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Pitié, tais-toi ! » Tehani leva les yeux aux ciels, comme si cela allait l'aider. Taleisha envoya à sa sœur une peluche, puis une autre avant de s'arrêter en pleine lancer. « -
Non, j'en ai marre ! Arrête de lire et viens jouer ! » Elle allait exploser, elle le sentait. « -
S'il te plaît, j'ai un contrôle demain et je veux avoir la meilleure note. » Peu satisfaite de la réponse de sa sœur, Taleisha se mit à réfléchir. « -
On t'offre des bonbons si tu as tout juste ? » « -
Non. » « -
C'est nul ! » Et là revoilà à l'attaque, prête à faire comprendre à sa grande sœur que la chef, c'était elle. À six ans, Taleisha était un vrai monstre aux yeux de Tehani qui passait que peu de temps avec ses sœurs. Il faut dire qu'elle travaillait à mi-temps chez un glacier et qu'elle passait le reste de son temps à réviser. « -
Pourquoi tu appelles pas Maman, maman ? Pourquoi tu dis toujours Cindy ? C'est méchant. » Le panda que Tehani avait gagné à la fête foraine lui tomba dessus. « -
Parce que ce n'est pas ma maman. » « -
Tu mens ! C'est pas bien de mentir ! » « -
Ce n'est pas ma maman ! On a juste le même papa, c'est tout. » « -
Je comprends pas. » « -
Il y a rien à comprendre, laisse-moi tranquille ! » Elle perdait patiente au point où elle commençait à ranger ses affaires et à sortir d'ici. La bibliothèque était fermée, mais rien ne pouvait l'empêcher d'aller dans la cabane du jardin. Ayant perçu le sérieux et la colère de sa sœur, Taleisha cessa de jeter quoi que ce soit. « -
Je vais dire à maman et à papa que tu es méchante et que tu veux pas jouer avec moi ! » Elle n'en pouvait plus, sérieux. Plus du tout. « -
Si tu continues de me parler, je te jure que tu vas comprendre ce que méchante ça veut dire ! » Elle attrapa ses affaires et s'en alla, résolu à ne pas laisser tomber ses exercices.
Mon père a refusé de me payer mes études. Il jugeait que depuis que je travaillais à côté des cours, j'économisais pour me payer seule l'université. Vous vous rendez compte ? J'avais ma place à Stanford, mais aucun moyen d'y aller. Et ce n'était pas la seule université. Mes sœurs ne comprennent pas pourquoi je suis si froide avec lui, mais elles ne savent pas toutes ces petites choses qu'il n'a pas faites et qu'il aurait dû. C'était comme s'il avait décidé, à la mort de ma mère, de refuser ses responsabilités vis-à-vis de moi.
Elle était la meilleure, oui, mais ce n'était pas une université aussi connu que celle où elle aurait aimée être. Plus elle avançait, plus elle bouffait des leçons et des noms improbables. La capacité de se débrouiller seule, c'était ce que son père lui avait appris. Lâcher à l'université de médecine du Nevada à Las Vegas, elle faisait partie des rares à vraiment prendre ses études aux sérieux et à avancer. D'après les statistiques, c'était toujours ça dans les écoles à Las Vegas, beaucoup lâcher en cours de route. « -
Tu as fini ? » Lui lança Martin, un interne plus jeune qu'elle qui venait d'Afrique du Sud et qui était aussi blanc que les autres. Elle s'était rapidement lié d'amitié avec lui, parce qu'il avait connu ce qu'elle, elle avait connu en Amérique. Le racisme à cause de la couleur de peau. Étudiant également en médecin, ils s'étaient rencontrés lorsqu'ils étaient tous les deux arrivées en retard à un cours. Martin était un génie, mais comme Tehani, l'argent l'avait empêché d'aller là où il aurait exploité tout son potentiel. « - Presque, tu m'accompagnes après ? » « -
Je peux pas, j'dois suivre les opérations du Dr Garrick toute la journée. » Finissant de ranger ses documents, Tehani leva les yeux vers son ami. « -
Pas grave. On se rejoint ce soir alors ? Pour manger ? Tacos et frite ? » «
Tacos et frites ! Tu sais comment me parler, toi ! » Sans attendre plus longtemps, elle laissa son ami. Elle devait se rendre au centre médical de la ville, lié à l'université pour son travail en parallèle. Elle ne s'occupait que du côté administratif pour l'instant, mais elle savait qu'avec du temps et des efforts, elle pourrait faire plus.
Je ne voulais pas travailler dans un hôpital. J'avais besoin de m'investir avec les patients, de les connaitre. Après quelques hésitations, j'ai finalement décidé de m'installer à Jasper, là où j'étais née. J'ai épousé John le 18 février 1992. Il avait une fille, Leni, qui m'a accepté aussi rapidement que je l'ai accepté. J'ai vécu de belles années avec eux et mon fils Michael est née en 1995 pour compléter le tableau. Oui, j'étais heureuse.
Le divorce avait sonné. Huit ans après leur mariage, Tehani quittait John. Ou plutôt l'inverse. Cela n'a jamais été clair entre eux. D'une part Tehani voulait le quitter parce qu'il avait une maitresse depuis des années et d'une autre il voulait la quitter pour cette même femme qui était morte en 1998 après un violent orage dans la ville. Deux ans pour que le divorce soit enfin prononcé, deux ans durant lesquelles Tehani se bat pour la garde de son fils et elle continuera jusqu'en 2003, en vain. La mère de Leni fit également son retour, ce qui privera Tehani de voir Leni. En aurait cependant une garde partageait pour Michael, mais rien n'est simple. « -
Tu rentres à Los Angeles ? » Tehani garda le silence un moment avant de répondre. « -
Je n'ai pas le choix. » Sa sœur arqua une pause à son tour, comme pour avaler la situation. Tehani ne parlait pas souvent avec Tanye, mais c'était elle qui avait répondu en premier alors elle ne pouvait pas lui raccrocher au nez. « -
Écoute, je rentre, c'est tout. Je voulais prévenir avant d'arriver. » « -
Michael sera avec toi ? » « -
Non, j'y vais. Préviens la famille. Bye. » Et Tehani raccrocha, tremblante. Ce divorce commençait à lui peser sur les épaules, vraiment. Elle savait où aller, mais pas quoi faire réellement. Elle allait travailler en tant que médecin généraliste dans le quartier où elle avait vécu avant que son père ne se transforme en un autre homme. Le genre de coin peu fréquentable, dangereux, mais qui avait vraiment besoin de sa présence. Elle aurait simplement aimé que son fils soit avec elle. Que Leni soit là, aussi.
Il a fait plusieurs fugues. Ce que mon ex-mari ne supportait pas. Il en a fait quatre, si je me souviens bien. Finalement, il s'est installé chez moi en 2010… 2010. J'ai senti qu'il était temps pour moi de laisser Los Angeles et de trouver un coin plus tranquille. Huntington-beach, c'était parfait.
John s'était de nouveau marié avec son ancienne femme, en 2005. Et petit à petit, les fugues de Michael ont commencé. Personne ne savait pourquoi et tout le monde se limitait à l'idée que Tehani devait avoir une emprise sur lui. La vérité était tout autre. Après toutes ces années, certaines choses avaient du mal à changer et Michael était la proie de moquerie et de racisme. Huntington-beach lui fait un bien fou et Tehani peut ainsi garder un œil sur lui. Il retourne de temps en temps chez son père, mais c'est seulement durant les vacances. Ce qui est le plus dur pour lui, c'est de laisser Leni. Leni que Tehani n'a vu que très peu de fois durant ces dernières années. « -
T'es trop forte en fait. » Regardant son fils, Tehani se mit à rire. « -
N'importe quoi, on peut tous faire bouger les choses si on se lève et qu'on se bouge le cul. » C'était à son tour de rire. « -
Mais quand même. Ça fait deux ans que tu te bas pour que l'hôpital ouvre un dispensaire. Et voilà. T'es la meilleure, c'est tout. » Tehani se leva légèrement, attrapa le pot de glace que son fils était en train de dévorer. Michael a 17 ans, il ne veut pas faire d'étude et sa mère ne l'a jamais réprimandé pour ça. C'est un artiste, un DJ. Elle ne veut pas lui retirer sa passion pour le forcer à devenir avocat ou autres. Tant qu'il était heureux, elle était heureuse. « -
T'es une super-héroïne, tout simplement. » « -
Si ton père t'entendait, il se moquerait bien de nous là tout de suite. Aller, faut que je dorme je bosse demain. » Se levant, elle referma le pot de glace alors que Michael se recoiffa. « -
Tu peux pas sécher ? Moi je peux. » Ils se regardèrent un moment avant d'éclater de rire. Tehani décida finalement de retourner à sa place, sur le canapé, avec son fils.