attachant ★ égoïste ★ attentif ★ rancunier ★ étonnant ★ maladroit ★ franc ★ impulsif ★ galant ★ ironique ★ indépendant ★ susceptible ★ intelligent ★ jaloux ★ joueur ★ obstiné ★ patient
LETTERKENNY (IRELAND), 17.02.1986 ✎ Aux alentours de quatorze heures, je naissais à l’hôpital Saint Conal de Letterkenny, la plus grande ville du comté de Donegal, en Irlande. Ma mère déclarait que je me prénommais Jamie, comme le lui avait suggéré mon père. Elle était jeune, âgée de seulement dix-neuf ans, alors que mon père en avait vingt-trois. Elle avait décidé de laisser tomber les études, elle n'irait donc pas à la fac. Mon père, lui, était tout juste diplômé de l'université de Letterkenny, et avait décroché un job de consultant dans une boite qui fabriquait du matériel informatique. Leur vie semblait donc tracée : ils s'installaient ensemble – un charmant petit appartement situé à Dungloe, à l'extrême ouest du nord de l'Irlande, plus au calme, idéal pour un jeune couple – et maintenant que j'étais là, nous allions former une famille heureuse.
DUNGLOE (IRELAND), 27.11.1990 ✎ Alors que j’allais bientôt atteindre l’âge de cinq ans, et que ma jeune sœur, elle, avait deux ans, je me rendais bien compte que quelque chose ne tournait pas rond à la maison. Enfin, je ne comprenais pas ce qui n’allait pas, évidemment, je n’étais qu’un enfant, et à cet âge on ne sait même pas encore lire, ni écrire. A la limite on sait griffonner notre prénom sur une feuille maculée de gribouillis colorés, mais ça s’arrête là. Mais bien que je ne fusse qu’un enfant, je comprenais très bien que le volume sonore qu’utilisaient mes parents pour se parler n’était pas normal. Ils se hurlaient dessus à longueur de temps. Enfin, pour être juste, c’était ma mère qui trouvait toujours toutes les raisons du monde pour crier sur mon père, lui reprochant tout et n’importe quoi.
DUNGLOE (IRELAND), 17.02.1991 ✎ Et voilà, j’avais cinq ans. Je ne me doutais pas que ce serait le dernier anniversaire que nous fêterions en compagnie de nos deux parents réunis, en famille. Après cela, mon père est parti. On lui avait proposé un poste aux Etats Unis, très exactement à Brunswick -en Georgie- car sa société avait été rachetée par une grande américaine en pleine expansion. Ma mère était devenue réellement insupportable avec lui, il avait donc saisi l’occasion – à contrecœur, car il aurait vraiment souhaité nous garder avec lui. Il m’avait expliqué que je viendrais toujours le voir pendant les vacances, dans sa nouvelle maison, dans un pays nouveau et lointain que j'avais seulement eu le loisir d'imaginer sur base des quelques photos du Vieux Sud que mon père m'avait montrées.
Une fois qu’il fut parti, nous nous retrouvions seuls, ma mère, ma soeur et moi. Elle commença à chercher du travail, et ne tarda pas à être embauchée comme serveuse, dans un restaurant de la ville.
DUNGLOE (IRELAND), 11.05.1991 ✎ Après le départ de mon père, nous avons du déménager. Notre mère n’avait en effet pas les moyens de garder notre appartement avec son salaire de serveuse. Et ce n’est pas la seule chose qui a changé : ma mère aussi. A seulement vingt-quatre ans, elle semblait blasée, épuisée par sa vie. Peut-être était-elle trop jeune pour avoir deux enfants, ou peut-être la maternité n’était tout simplement pas faite pour elle, c’est ce que je me dis encore aujourd’hui. C’est ainsi qu’au lieu de déverser sa colère contre mon père, elle commença à la déverser sur moi. L’alcool qu’elle absorbait régulièrement me valut parfois quelques coups non mérités, mais je ne lui en voulais pas : plus je grandissais, plus j’avais de la peine pour elle. Jusqu’à dix ans, je pris sur moi, j’acceptais tout cela car j’aimais ma mère, et je refusais de la laisser – sans compter le fait que jusqu’à cet âge, je ne réalisais pas tout à fait la situation. L’été de mes onze ans donc, alors que j’allais en vacances chez mon père, je lui expliquais la dure réalité de la santé de ma mère. Elle n’allait pas bien, c’était clair, et j’en pâtissais. C’est ainsi que mon père réclama notre garde, et que nous quittions Dungloe, et par la même occasion notre Irlande natale, alors que la grande Amérique nous ouvrait les bras.
BRUNSWICK (GA), 16.08.1996 ✎ C’était donc ici que j’allais vivre, à présent. Brunswick, petite ville de l’état de Georgie – côte-est des États Unis, bordé par l’océan atlantique, à seulement 50 km au nord de la Floride. J’étais venu ici durant toutes les vacances jusqu’à ce jour, et pourtant j’avais l’impression de n’y avoir jamais mis les pieds. Tout me semblait nouveau. J’adorais mon père, j’étais très heureux d’emménager avec lui – ma mère me manquerait un peu, c’était certain, mais mon quotidien avec elle était trop instable, je savais que c’était mieux ainsi pour nous, et je voulais aussi protéger ma sœur. J’allais entrer au collège l'année suivante, et j’avoue que j’avais vraiment hâte d’entamer cette « nouvelle vie », d'oublier ces quelques années plutôt sombres de ma vie.
Nous ne resterions que quelques semaines à Brunswick, juste le temps de terminer les vacances d'été, car mon père avait reçu une promotion qui l'envoyait tout droit sur la côte Californienne, dans la bourgade d'Huntington Beach. Juste le temps de boucler nos valises, et de regarder partir le camion de déménagement, et nous partions - mon père, ma jeune soeur et moi - pour cette nouvelle aventure quelques milliers de kilomètres plus à l'ouest.
« And in the end the words won't matter. 'Cause in the end nothing stays the same. And in the end dreams just scatter and fall like rain. And every day is a start of something beautiful »
Sasha, c'était ma voisine. Elle habitait dans la maison à côté de celle de mon père, à Huntington Beach. La première fois que je l'ai remarquée, j'avais douze ans, elle dix. Elle faisait du vélo dans notre rue - flanquée d'un jeune garçon qui devait être son frère, d'après mes déductions Sherlock Holmes-esques d'enfant de douze ans - et je la regardais par la fenêtre de la cuisine, ses boucles de cheveux dorées agitées par le vent. Elle avait un sourire de petite fille, qui me faisait sourire bêtement, alors que j'avais le nez collé à la vitre. Et boum. Elle venait de tomber, la roue de son vélo avait dérapé dans les graviers. Et mon cœur venait de chavirer pour la première fois.
J’avais accouru auprès d’elle. Il s’agissait là de notre toute première rencontre, et je m’en souviens comme si c’était hier. Je m’étais accroupis, et avais remarqué que ses genoux étaient griffés, égratignés par les graviers. Deux larmes silencieuses avaient coulé le long de ses joues, alors je lui avais essuyé du revers de ma main. « Je m’appelle Jamie. Tu voudras jouer avec moi demain, quand tu seras soignée ? Je suis nouveau ici, et j'aimerais beaucoup faire du vélo avec vous. » Elle avait répondu que oui, et ses lèvres s’étaient étirées en un sourire qui me marqua à jamais, à la fois doux, attendrissant, et emplit d’une certaine tristesse innocente. Voilà comment avait commencé notre histoire, et depuis ce jour, Sasha et moi, on est inséparables. On joue toujours ensemble à l’école, on rentre goûter chez elle, ou chez moi, on fait des courses de vélo du haut en bas de notre rue – et je la laisse gagner souvent, sinon elle boude, car Sasha, elle a vraiment un caractère bien trempé – avec son frère Kyle, on demande à leur père de nous acheter une glace qu’on mange sur la plage, le weekend, on lit des histoires qui nous font rêver – une phrase chacun notre tour, c’est plus amusant – on s’imagine que quand on sera grands, on fera le tour du pays dans ma voiture - pourquoi pas même tous les trois, en se fichant totalement du reste du monde. Nous construisons notre bulle, qui se restreint de plus en plus autour de nous. Kyle est mon meilleur ami, celui qui fait les quatre cents coups avec moi au lycée, tandis que Sasha est ma confidente : elle est la plus belle, la plus enjouée, la plus intelligente, mais aussi la plus caractérielle et compliquée des filles, mais je l’aime, c’est comme ça. Et je l’aime sans avoir besoin de lui dire, car elle le sait. Elle sait parfaitement quand elle plonge ses grands yeux dans les miens que je l’aime sans compter, et qu’un jour nous serons bien plus que les meilleurs amis innocents que nous sommes à douze, treize, quatorze ou quinze ans. C’est notre destin, nous sommes faits pour être ensemble et nous aimer inconditionnellement, sans limite.
Un jour, après les cours, nous rentrons chez nous en vélo, mon vélo. Nous n’en prenons qu’un pour nous deux, car Sasha et moi ne sommes plus qu’un. Elle s’assoit sur le guidon, et rit aux éclats lorsque je m’amuse à la faire tanguer, lui faisant croire que je pourrais la faire tomber si je le voulais. « Jamie, arrête-toi ! » Je m’exécute, et freine. Ma princesse peut me donner tous les ordres qu’elle souhaite, je fais tout pour ses beaux yeux, et Sasha le sait. « Descend. Viens avec moi. » Je prends sa main dans la mienne, et me plante devant elle, le regard inquisiteur, et mon accent irlandais la faisant sourire prenant le dessus, comme à son habitude. « Qu’est ce qu’il y a, Sasha ? » Elle passe ses bras autour de mon cou, et ne dévie pas une fraction de seconde ses yeux des miens. Elle a ce pouvoir envoutant, je pourrais la regarder pendant des heures, des jours durant sans jamais m’en lasser. « Je veux que tu m’embrasse, Jamie. Je t’aime » Je n’ai pas besoin de vous raconter la suite, puisqu’elle est évidente. Le destin nous avait rattrapés, et notre amour d’enfant venait d’évoluer. J’ai su, à l’instant même où nos lèvres se sont frôlées pour la première fois, que rien ne pourrait jamais se mettre entre Sasha et moi, rien ni personne.
« And the tears come streaming down your face, when you lose something you can't replace. Could it be worse? »
Alors que nous nous promenons sur la plage d'Huntington Beach, un jour de janvier de ma première année de fac, Sasha décide soudain de sauter sur mon dos pour que je courre quelques dizaines de mètres – et ses éclats de rire résonnent dans mes oreilles, et comme d’habitude je ne peux m’empêcher de rire avec elle. Je la pose sur le sable, près des vagues s’écrasant sur la plage, et m’assois à ses côtés – le jour ne va pas tarder à laisser sa place à l’obscurité. J’ai envie de la taquiner, de la provoquer, et de l’embrasser, tout ça à la fois. Mais je ne fais rien, car je remarque que Sasha a perdu son regard dans les flots ; je pense alors innocemment que Sasha est en train de rêver. Cette fille, d’aussi loin que je me souvienne, a toujours eu la tête dans les nuages. Son innocence est touchante, et moi je ne peux pas détourner mes yeux de ses boucles aux reflets dorés secouées par le vent. Il fait froid, et nos bonnets ne suffisent pas à nous tenir chaud, mais aussi fous que nous le sommes, nous restons là, assis sur le sable, ni elle, ni moi n’osant perturber le doux tintement de l’océan. Alors je m’allonge sur le sable, laissant courir ma main dans le dos de mon amour – et je peux sentir son sourire illuminer l’espace qui nous entoure, Sasha a ce pouvoir merveilleux. Mais je sens ce jour là, qu'elle ne m'a pas tout dit, que quelque chose cloche. Je sens les muscles de son dos se contracter sous mes caresses, alors je comprends que quelque chose ne tourne pas rond. Sasha laisse tomber son téléphone sur le sable, et prend sa tête entre ses mains. Je me suis relevé, et je suis en alerte. Je sais que je n’ai pas besoin de chercher à comprendre par moi-même ce qu’il se passe, je n’ai pas besoin d’essayer d’interpréter les traits fermés de Sasha. Les larmes qui perlent aux coins de ses yeux ne sont pas bon signe, et je sais que parler ne servirait à rien. Nous avons toujours marché aux regards, elle et moi. Les mots sont très souvent superflus, car nous n’en avons pas besoin pour nous comprendre. Elle lève la tête vers moi, et je réalise avec un pincement au cœur que ses larmes intarissables ont déjà eu raison de son discret maquillage qui a taché son visage angélique. Je ne pose pas de question, Sasha me dira ce qui ne va pas quand elle sera prête, c’est ce qu’elle fait toujours. Alors que je ne peux m’empêcher d’être malheureux devant le visage triste de Sasha, elle se jette dans mes bras, en ne pouvant que marmonner, tant elle est ravagée par le chagrin « Mon père est mort Jamie ! On a eu le coup de téléphone de la police cet après midi. Et à l’hôpital... » Sa voix se brise. « Kyle, il... Il est à l'hôpital. Un chauffard les a percutés, et... » Et boum. Sasha ne peut en dire plus, et de toute façon ce n’est pas nécessaire. Je sais que les jours à venir seront difficiles. La colère s’empare alors de moi. Pourquoi ? Pourquoi le sort s’abat sur Sasha ? Elle n’a rien demandé, n’a fait de mal à personne, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Elle est la plus douce des filles, et le destin lui retire cet être si cher. Ravagé par la haine, je me mets à taper du poing sur le rocher à côté duquel je suis assis, alors qu’elle s’accroche à mon torse de toutes ses forces. Je ne sens pas la douleur, je ne sens pas le sang qui commence à perler le long de mes doigts, simplement parce que j’ai mille fois plus mal pour Sasha, pour ce qu’elle doit endurer, alors ma propre douleur n’est rien, bien que mon meilleur ami soit à ce moment entre la vie et la mort, allongé sur son lit d'hôpital. Elle hurle, elle tente de me stopper, elle sait que je suis comme ça : la violence m’aide à extérioriser. « Jamie ! Jamie ! » hurle Sasha. « Tu vas te blesser, Jamie ! J’ai mal quand tu as mal. » elle a dit cela dans un souffle, et je réalise que cela me blesserait davantage, de savoir que je lui fais du mal. Alors je cesse de cogner, et je contemple mon poing sanglant. Je ne suis qu’un connard. Elle souffre et je ne trouve rien de mieux que de lui faire peur. Elle mérite tellement mieux que moi, c’est ce que je me dis toujours. Mais je suis en colère parce qu’elle a mal, alors j’ai mal. Elle attrape ma main meurtrie et la serre contre son cœur. Je sens ses larmes qui coulent le long de mon poignet, je suis impuissant face à sa tristesse. Je caresse sa joue de ma main valide, et lui relève le menton pour pouvoir me perdre dans ses yeux, si beaux, même humides. « Je t’aime Sasha. Tu le sais, hein ? » je lui demande avec insistance. « Je suis là, mon amour, je suis là. » et je peux sentir qu’elle serre ma main de toutes ses forces. Elle est forte, Sasha, mais fragile au fond. Son caractère bien trempé masque son insouciance, ses faiblesses et son côté femme-enfant, parce qu’elle est pétillante. Moi je le sais. Sasha, je la connais par cœur, et elle aussi me connaît mieux que je ne me connais moi-même.
« Everything I can’t be is everything you should be, and that’s why I need you here. Come home, ‘cause I’ve been waiting for you for so long, and right now there's a war between the vanities, but all I see is you and me. The fight for you is all I’ve ever known.. Ever known. So come home.. »
On se dispute souvent, Sasha et moi, en général pour des broutilles, d’ailleurs. On n’est pas d’accord, on est têtus, elle veut toujours avoir le dernier mot, quant à moi je suis obstiné, mais je finis souvent par admettre qu’elle a raison – pour qu’on cesse de s’engueuler, ou parce que je comprends que j’ai tord, et parce que je l’aime. Alors je me fiche qu’elle gagne la bataille : je n’argumente plus, et je la prends dans mes bras. Elle sait qu’elle a un pouvoir immense sur moi. Ca fait maintenant plusieurs mois que le père de Sasha a disparu. Je peux toujours voir l’éternelle tristesse qu’elle supporte à travers ses yeux. Mais dans un sens c’est cette tristesse, si belle, si touchante, qui fait de Sasha ce qu’elle est : cela fait partie d’elle, et je l’ai toujours connue comme ça. Kyle est sorti de l'hôpital, la vie reprend plus ou moins son cours, ces derniers temps. C’est quand je vois ses larmes silencieuses quand on se dispute que je m’en rends compte, quand je claque la porte de chez elle en partant comme un fou, parce que je suis excédé. Et j’ai mal de savoir que je l’ai fait pleurer, encore une fois. Mais elle revient toujours, me sautant au cou « Je ne veux plus jamais qu’on se dispute, Jamie, plus jamais t’entends ? » elle me dit, imbibant mon teeshirt de ses larmes. C’est comme ça, entre nous. Seulement je sens depuis quelques semaines que quelque chose a changé... Elle est un peu distante avec moi, je sais qu’elle ne me dit pas tout ce qu’elle voudrait me dire, je le vois bien. Je ne pose pas de question, mais je remarque que nos disputes sont de plus en plus fréquentes, et plus violentes. Des mots, des choses que l’on ne pense pas échappent plus souvent de nos bouches, et malgré cela, on finit toujours par recoller les morceaux. Je sens qu’elle est plus fragile qu’avant, Sasha, et je ne peux rien y faire. Elle a dix-neuf ans, vient de passer son diplôme de fin d’études, je sais qu’elle est acceptée dans l’université qu’elle a sollicitée... Et notre unique souhait d’avenir est simplement de rester toujours ensemble – on se l’était promis, je m’en souviens, quand elle avait quinze ans « Toujours ensemble, promet le moi, s’il te plait. » elle m’avait dit en me tendant son petit doigt pour sceller notre pacte. « Je te le promets » je lui avais répondu, en choisissant plutôt de l’embrasser – mais nos doigts s’étaient quand même entrelacés.
Aujourd’hui, c’est la remise des diplômes. J'ai terminé ma deuxième année de fac. Je ne sais même plus pourquoi on s’est engueulés, mais je sais qu’encore une fois, je le regrette amèrement. C’est surtout ce regard qu’elle me lance, je sais qu’elle me demande de rester, de la rassurer, de la prendre dans mes bras. Mais je ne le fais pas, et je pars, furieux de me dire encore une fois que je ne suis pas à la hauteur. À sa hauteur. Cela fait quelques heures maintenant que nous sommes séparés, mais selon l’ordre naturel des choses – tout du moins, nos propres règles – je sais que d’ici peu elle sonnera à la porte, ou m’enverra un message pour me dire de me percher sur le balcon, et nous referons le monde sous les étoiles, oubliant que nous étions brouillés, car nous sommes totalement incapables de nous séparer trop longtemps.
Sasha a presque terminé sa première année de fac, et on se sent comme invincibles. Encore une dispute, aujourd’hui. C’est presque devenu une routine. Je crois aussi, sans vouloir vraiment l’admettre, qu’au final on aime bien cela, spécialement parce qu’après nos disputes viennent nos retrouvailles. Mais voilà, cela fait deux journées entières maintenant, et je n’ai toujours pas de nouvelle de Sasha. A-t-elle enfin réalisé qu’elle méritait mieux que moi, qu’elle était trop bien pour moi ? Je redoute que ce jour arrive, le jour où je perdrais cette fille, elle que j’aime comme un damné et qui représente tout pour moi. Je décide de ranger ma foutue fierté, et d’aller sonner chez elle. Je patiente quelques minutes, m’attendant à tout, au pire des scénarios. Mais au fond de moi j’espère que va apparaître dans l’encadrement de la porte son magnifique visage, sous sa tignasse décoiffée et ses yeux rouges d’avoir trop pleuré, et j’espère de toutes mes forces que comme d’habitude, elle me saute au cou, s’excusant de n’être qu’elle-même, s’excusant de ne pas être assez bien – je me sens tellement petit, quand elle dit ça. C’est tellement faux. Je cesse d’imaginer le meilleur comme le pire quand son frère m’ouvre la porte. Là, il m’explique que Sasha n’est pas là pour le moment, qu'il souhaite que je garde mes distances. La situation, notre relation ne lui plait plus, depuis un moment déjà. Il n'accepte pas nos disputes, n'accepte pas ses larmes. Au fond de moi je bouillonne, ce ne sont pas ses affaires.
Il faut quand même avouer, que depuis quelques temps - quelques mois même - Kyle et moi nous sommes éloignés, j'ai rencontré de nouvelles personnes, un groupe de mecs au bar ou je travaillais quand j'allais à la fac. J'avais tout de suite perçu un décalage, ces gars plus âgés, potentiellement peu fréquentables selon l'opinion générale et l'image qu'ils renvoyaient d'eux mêmes. Impossible que Kyle cautionne mon entente avec ces gars là. Lorsque que je me disputais avec Sasha, ce n'était plus vers Kyle que je me tournais pour entendre raison ces derniers temps, j'allais plutôt me réfugier vers ce nouveau groupe, aux moeurs douteuses, mais qui ne me prenait pas la tête - comme mon meilleur ami avait pris l'habitude de le faire dernièrement.
Je l’agrippe par le col avec une boule au ventre. Je ne me rends pas compte qu'une patrouille de police est désormais arrêtée le long du trottoir, devant la maison des Redwist. La rage n'a cessé de m'envahir depuis que j'ai compris que Kyle allait désormais être un obstacle entre Sasha et moi. Je ne comprends pas bien, tout est assez flou dans ma tête. La main de l'officier de police se pose sur mon épaule, je n'entends ce qu'il me dit que vaguement, comme si j'avais la tête sous l'eau. Je reconnais les mots "drogues", "deal", "possession", mais n'arrive pas à joindre les deux bouts de l'histoire. Oups. Mon poing s'est abattu sur le nez de Kyle, toujours dans l'encadrement de la porte d'entrée de la maison Redwist, et voilà que je me débats comme un diable, entravé par la force de deux policiers, procédant à mon arrestation.
Je n'ai pas réalisé ce qui s'était passé. J'ai compris à force de ruminer dans ma cellule, à force de réfléchir entre les quatre mur tristes de la prison où j'étais incarcéré. J'avais été arrêté pour possession et vente de stupéfiants, récolté 24 mois de taule. Je sortirai probablement au bout de douze ou dix-huit, pour bonne conduite et sous contrôle judiciaire. J'avais cherché ce qui m'était arrivé, dans le fond, en trainant avec ces mecs, mais jamais je n'avais participé à la vente de stups. Tout au plus, je consommais lorsque j'étais avec eux. Manque de chance, j'étais en possession d'une petite quantité de drogue personnelle lorsque j'avais été arrêté, et des "clients" avaient manifestement accepté de témoigner. Ils m'avaient probablement balancé pour se couvrir, s'ils avaient été appréhendés, mais je ne pouvais m'empêcher de penser que tout cela devait être la faute de Kyle, qui avait peut être manigancé son coup pour m'éloigner de Sasha pour de bon. Cela avait fonctionné.
« Pardonne-moi. Oublie-moi, oublie-nous. Tu mérites tellement mieux que ça. » Voilà les mots que je lui avais fait parvenir, une fois à l'ombre, une simple lettre sans signature, sans entête ni fioritures. Elle allait savoir de qui cela provenait, de toute façon, elle savait tout.
Je suis dans l’avion. Je viens de sortir de prison, j'ai fait quatorze mois et ai été libéré pour bonne conduite. J’ai vingt quatre ans, je suis détruit, j’ai mal au plus profond de moi, et j’ai l’impression que je ne suis présent que physiquement. Je pars pour mon Irlande natale, je pars pour refaire ma vie, loin de celle ci que j'ai l'impression d'avoir gâchée. Ma tête, mon cœur ne répondent plus – et c’est sûrement mieux ainsi, car si je les laissais s’exprimer, ils hurleraient de douleur. Sasha était tout. Sans elle je n’ai plus rien, je ne suis plus rien. Alors je pars, moi aussi, mais je doute que la distance – aussi importante soit-elle – change quelque chose. Je ne sais pas où est Sasha, ce qu'elle devient je ne sais pas où j’en suis, ni réellement où je vais, mais je sais que partir est pire qu’un adieu. Déchirants adieux.