Mais surtout, ne touche à rien, en regardant de loin...

Quand on parlait des Moran, la première chose, en général, que l'on retenait d'eux, était ceci : « Les Moran sont des gens biens. » Comme une vérité générale, voilà ce que leurs voisins, leurs amis, voire les collègues et divers professeurs, proféraient à leur encontre, se fendant d'un sourire aimable et le cœur se gonflant presque de fierté, rien qu'à l'évocation de ce nom. Moran. Un nom presque béni, et c'était plutôt le cas de le dire : car les Moran ne manquait jamais la messe du Dimanche matin, encore moins celles de Pâques et de Noël. O ne comptait pas les oeuvres de charité auxquels ils étaient bénévoles, sans parler des activités extra-scolaires de leurs enfants auxquels ils participaient quasiment toujours. Plus que de simplement donner de l'argent une fois l'an, ils étaient, pour ainsi dire, adepte du don de soi. Être un Moran, en réalité, c'était presque une philosophie en soi. Un style de vie. Une marche à suivre dont il était presque impossible de déroger. Mais en plus, en étant la cadette, c'était également une responsabilité. Un devoir, celui de prendre le même chemin que l'aîné. De faire mieux, aussi, si possible. Quelque part, c'était un peu une mission sacré. Et Rose, tout comme Solal avant elle, était leur digne représentant. En plus d'être d'excellents élèves, ils s'impliquaient également en dehors de l'école, Solal excellait aux échecs et ne cessait de ramener des trophées, tandis que Rose amassait les prix dans divers concours littéraires depuis son plus jeune âge, notamment de poésie avant que ce ne soit de nouvelles puis pour ses articles dans le journal du lycée. Non, il n'y avait pas à dire, les Moran n'avaient vraiment pas à se plaindre de leurs deux enfants, si gentils, si biens élevés, si sages, si... Parfaits. Solal avait beau être un peu dans la lune et maladroit, et quant à Rose se révéler légèrement idéaliste et fantasque, leurs caractères doux, calmes, mais surtout, leur intelligence, rattrapaient ces petits défauts, qui étaient en réalité bien peu de choses, au vu de leurs parcours respectifs, jusqu'à leurs profession, tout à fait respectables. Un instituteur, une journaliste. Tous deux apportaient leur aide à la communauté d'Huntington Beach, l'un en enseignant aux plus jeunes, l'autre en informant les plus vieux. De quoi rendre fiers leur famille, et surtout, avoir réalisé l'espoir le plus grand de tout parent : voir son enfant réussir, et surtout, bien tourner. Mieux que bien, même, en ce qui les concernait. Il fallait avouer, ils vivaient dans un cadre pour le moins idyllique. N'est-ce-pas ? Mais comme on dit... Rien n'est tout noir, ni tout blanc. Ou, autrement dit, l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Non, rien de rien, non, je ne regrette rien...

Qu'est-ce que Rose n'aurait-elle pas donné pour pouvoir dire cette phrase, la clamer, dans toute sa superbe, sans une once de doute, avec cette certitude qui la caractérisait depuis toujours, mais ces regrets d'aujourd'hui n'étaient ni les premiers... Ni les derniers. En réalité, elle ne le savait pas encore, mais ils feraient partis d'une longue lignée d'autres. Du haut de ses dix-huit ans, elle tenait, là, au creux de ses paumes, les restes de son cœur émietté. C'était, en réalité, une chaîne au fermoir brisé, arraché à son cou, marquant presque sa chair tant elle la serrait fort. Elle courait, sur l'asphalte, sans se soucier de ses joues, rougies par le manque d'oxygène, de ses cheveux en bataille, malmené par son rythme effréné, et ces larmes, maculant ses joues, charriant son mascara pour creuser des sillons charbonneux. Elle n'avait, à présent, plus qu'une idée en tête, qu'une envie, qu'un besoin, incontrôlable. Il fallait qu' "" il "" soit là. Sa constante. Celui qui ne l'avait jamais trahi. Celui qui ne lui ferait jamais de mal. Celui qui, depuis le jour même de sa naissance, l'avait aimée, et l'aimerait jusqu'à son dernier souffle. C'est dans cet état lamentable qu'elle avait déboulé dans l'appartement de Solal, sans frapper, sans même dire bonjour, sans même rien dire du tout, toutefois pas sans fracas. La porte avait rebondi contre le mur alors qu'elle la dépassait, la laissant claquer dans son dos alors qu'elle s'était figée au milieu du couloir. La respiration lourde, et lente, les yeux bouffis par la peine, et le cœur au bord des lèvres, elle l'avait regardé, de devant la porte d'entrée, assis dans son salon immaculé, sur son canapé aux coussins toujours bien droits. Leurs regards s'étaient simplement croisés, une fraction de seconde, tout au plus, avant que ses iris ne rejoignent le parquet impeccablement ciré... Alors, elle avait éclaté en sanglots, et instantanément, il avait compris. Il s'était levé, avait pris sa main, puis l'avait faite asseoir. Sans bruit, il l'avait consolé, avant de prendre sa veste et de sortir, non sans avoir, avant, appelé Cleo. N'allez pas croire qu'il aurait laissé sa petite sœur seule dans cet état, non, ç'aurait été bien mal le connaître, mais voilà, une nouvelle priorité, autre que de tenir les doigts de Rose entrelacés aux siens alors qu'elle évacuait son chagrin, était entrée en contradiction avec la première. Elle comprenait. Pire, elle savait. Elle aurait aimé le retenir, lui dire de rester près d'elle, de ne pas y aller, de ne pas lui faire ça, mais elle en avait été incapable. Une deuxième fois, dans la même journée. Car elle n'avait déjà pas réussi à le dire à James, alors qu'il se tenait là, devant elle, et mettait fin à quatre ans d'espoirs, de rêves, de sentiments, alors, si elle n'avait pas pu avec lui, elle savait qu'elle n'y parviendrait pas non plus avec Solal. Si sur bien des points ils étaient dissociables, côté détermination, ils étaient plus que semblables. Leurs objectifs étaient, simplement, complètement différents. Ce n'était pas une nouveauté. Il en avait toujours été comme ça, aussi loin qu'elle se rappelait. Aujourd'hui, Rose en prenait conscience plus durement, voilà tout. Elle se rendait à présent compte de la profonde contradiction qu'avait toujours représenté son existence. Elle aime James, mais ne veut pas perdre Solal. Mais elle aime Solal également, et ne veut pas perdre James non plus. Elle apprendra, cependant, à ses dépends, ce jour-là, que ces deux choses ne sont, au fond, pas vraiment compatibles. Non, elle ne peut pas avoir les deux, et c'est sûrement là le plus grand drame de sa vie. Car sans l'un, elle n'était déjà plus la même. Et sans l'autre, elle ne serait plus jamais elle-même.

Des yeux qui font baisser les miens,
un sourire qui se perd sur sa bouche...

Avez-vous déjà Aimé ? Pas simplement aimé, mais Aimé, avec le grand A... Aimé à en perdre la tête, à en être à bout de souffle en permanence, à ne plus pouvoir imaginer la vie sans l'autre. Rose, oui. C'était comme ça qu'elle aimait James, et elle l'avait compris depuis bien longtemps. C'était sûrement cliché, le coup de la petite soeur qui en pince pour le meilleur ami de son frère, mais c'était comme ça, et pendant un très long moment, elle avait cru que ce serait l'idéal. Aimer quelqu'un à qui on ferait confiance les yeux fermés, qui avait toujours été là, dans les bons comme les mauvais moments... Cependant, cela n'avait rien eu de simple. Tout d'abord, parce qu'ils étaient amis, et qu'il y avait la peur de gâcher cette amitié... Mais aussi parce que si Solal était heureux pour eux, il se méfiait également, lui qui le connaissait mieux que quiconque l'énergumène et avait peur qu'un jour, un décalage s'opère entre les souhaits de Rose et ceux de James. Il n'avait pas eu tort. Il avait même vu juste sur toute la ligne. Comment n'avait-elle rien vu, elle ? Car, non, Rose n'avait jamais envisagé que cela puisse se finir. Au fond elle, elle avait toujours su que, quoi qu'il arrive, elle l'aimerait toujours. Son héros. Celui qui la faisait voyager d'un seul regard et faisait voltiger son coeur d'un simple rire. Oui, elle se voyait passer sa vie avec lui, de surprise en surprise, de jour en jour, sans jamais se lasser, sans jamais se poser de questions. Quelque part, quand il s'agissait de James, elle n'avait jamais su avoir les pieds sur terre ; elle était en permanence sur son petit nuage, duquel elle ne comptait jamais redescendre... Si elle avait su combien la chute serait douloureuse, sûrement aurait-elle investi dans un parachute, mais Rose avait perdu sa capacité à rationaliser, cet instinct vital qu'elle déployait pourtant en permanence pour se sortir de toutes situations avec une vivacité incroyable... Cette fois serait différente. Elle ne chercherait pas à combattre son sort. Non, elle coulerait à pic, lestée par ses espoirs déçus, remplacés par le désespoir et l'amertume. Et durant une année entière, après son départ, elle fuirait. L'entrée à l'Université était, pour cela, le moment parfait. Elle en choisirait une loin, très loin, le plus loin possible, et elle tâcherait alors d'échapper à ses souvenirs, de se reconstruire autrement. Le tout avant de, finalement, revenir, petit à petit, d'abord juste pendant l'été, puis plus souvent, dans sa ville. Elle reviendrait alors plus forte, mais aussi, grandie. Changée.

Je me fous du monde entier.

Rose venait d'avoir trente ans, et ses parents ne comprenaient pas. Ils ne comprenaient rien. « Mais comment cela se fait qu'une belle fille comme toi ne trouve pas un mari ? » « Tu ne veux pas d'enfants ? Tu ferais pourtant une si bonne mère... » « Ne t'avons nous donc pas élevé avec assez d'amour, pour que tu ne veuilles pas d'une situation comme la notre ? » Voilà les questions qui rythmaient, souvent, ses visites aux Moran père et mère. Sans parler des autres membres de leur famille qui se faisaient tous une joie de ramener ce sujet, pourtant épineux, sur le tapis, accompagnés de leur marmaille, de leurs meilleurs sentiments et de leurs jolis costumes bien repassés démontrant leur bonne situation. Elle dut retenir ses yeux de rouler vers le plafond en subissant un énième assaut de leur part, et étira un sourire hypocrite un peu fatigué. Selon eux, il n'y avait pas de plus grand bonheur que de fonder une famille, et ils avaient choisi son trentième anniversaire pour le lui rappeler une fois encore. Rose jeta un long regard de détresse vers Solal, qui se tenait à l'autre bout de la table, tout en évitant soigneusement le regard de James, assis à sa droite. Son frère se contenta de baisser les yeux. Il ignorait quoi dire, certainement, et cela l'énerva prodigieusement. Elle sentit la main de Cleo, à côté d'elle, venir presser sa cuisse, l'intimant au calme. Car Rose n'en pouvait plus de ces insinuations. Rose allait finir par éclater. Elle en avait marre de répéter toujours la même phrase toute faîte comme quoi, elle verrait bien au moment venu, et retint un profond soupir affligé. Alors, attrapant sa fourchette pour la tourner dans son plat, elle déclara d'un ton tranquille : « Et toi, Solal, dis nous, quand est-ce que tu vas demander la main de Cleo ? » Un coup de pied fusa sous la table, et elle fit comme si elle ne l'avait pas senti, même si elle darda un regard courroucé sur James. A tous les coups, c'était lui, et elle dut se retenir de lui tirer la langue alors que ses iris bruns lui disaient de sortir son meilleur pote de là au lieu de la frapper. Et c'est ce qu'il fit, déclarant soudain vouloir porter un toast pour la reine de la journée. Elle se retint de pouffer avant de jeter un regard d'excuse en direction de Solal, puis de Cleo - dont les joues avaient viré au cramoisi - tandis qu'ils levaient leur verre en écoutant les élucubrations de leur ami. Lorsqu'il se rassit ensuite, après une salve d'applaudissements plus ou moins soutenus, les conversations repartirent bon train comme si rien ne s'était passé. Elle savait, de toute façon, que ni l'un ni l'autre ne lui en tiendrait rigueur. Ils savaient combien Rose détestait qu'on aborde ce sujet, et encore plus de cette façon. Elle n'avait fait que sauver ses fesses, une fois de plus... Jusqu'à la prochaine. Satisfaite, Rose finit son assiette tranquillement. Mais, au fond, elle termina le repas le cœur un peu lourd, tandis que des réminiscences d'un passé plus lointain revenait l'assaillir, comme chaque fois qu'était abordé son désir de maternité. Elle se souvenait encore parfaitement de cette soirée où elle était revenue à Huntington Beach, les entrailles en vrac et la poitrine serrée comme si elle avait été comprimée dans un étau. Elle n'avait pu cacher bien longtemps à Solal qu'il s'était passé quelque chose, quelque chose de grave. Quelque chose que, sûrement, elle ne se pardonnerait jamais, et qui la changerait à jamais. Au départ, elle n'avait pas pu parler, et face à son désarroi, Solal et Cleo s'étaient trouvés bien désemparés. Ils ne pouvaient rien pour l'aider. C'était trop tard. Il avait fallu attendre le retour de James pour que, finalement, la vérité éclate. Après s'être enfermée dans sa chambre toute une journée, Rose avait fini par en sortir. C'est dans un sanglot étouffé, la voix tremblotante et le front brûlant d'avoir trop pleuré, qu'elle avait fini par craquer. Et la révélation était tombée. « J'attendais un enfant. L'enfant de James. » Ils étaient tous tombés des nues. Comment avait-elle pu leur cacher ça ? Ne rien leur dire alors que James était parti depuis maintenant presque trois ans... Trois années qu'elle avait passées loin d'eux. Loin de tout. A gérer seule ce « cadeau empoisonné », en même temps que ses études à la fac si réputée de Columbia, réussissant avec brio la Graduate School of Journalism. « Je... J'ai... Je l'ai... » Ses lèvres tressautaient alors qu'elle se tordait les mains face aux mines surprises de ses amis qui attendaient qu'elle termine. Le couperet était finalement tombé d'un coup, n'épargnant personne. « J'ai avorté. » Sa gorge s'était nouée, et elle avait baissé les yeux, incapable de les regarder à présent. Comme si cela n'avait pas été déjà assez dur de devoir renoncer à leur histoire, voilà qu'elle y avait également mis fin de façon tangible, par un acte bien plus douloureux que tout ce qu'elle aurait cru accomplir un jour dans toute son existence, détruisant la dernière preuve de leur bonheur à deux. Elle s'était ensuite murée dans le silence, laissant le couple la réconforter dans la mesure de ses moyens, et un James bien silencieux. Puis, on avait enterré cette histoire. Ils étaient ensuite tous repartis à zéro, et le cours des choses avait repris. Comme avant. Presque normalement... Presque. Car, pour Rose, au fond, rien n'avait plus jamais été pareil. Elle avait tué leur histoire dans l'oeuf, et jamais, jamais elle ne pourrait complètement l'oublier. Tout comme ses sentiments pour James n'avaient, au fond, jamais entièrement disparu, et ne le feraient probablement jamais...

Je lutte et je me débats, mais le son de ma voix
S'étouffe dans les rires des autres

Mon frère est formidable. Voilà ce que Rose pense chaque matin, depuis quelques mois déjà. Il a demandé Cleo en mariage, et en plus, elle l'a choisie, elle, comme témoin. Elle ne pourrait être plus enchantée, depuis le temps qu'elle attendait ça ! Même si, elle doit bien l'avouer, l'idée de se tenir debout dans une belle robe à côté de James en costume, au bout de l'allée centrale, ce n'était pas ainsi qu'elle l'avait imaginée de prime abord. Ce n'est cependant pas le moment de penser à ça. Le bonheur de son frère passe avant tout, et elle se doit d'en être à la hauteur, surtout vu la lourde tâche qui lui a été donné. Organiser le mariage. Faire en sorte que tout soit parfait. Heureusement qu'elle a cessé son activité de pigiste pour passer free-lance, sinon, elle n'aurait jamais pu trouver le temps pour faire tout ça, en plus de respecter les deadlines imposées par son ancienne rédaction. Remplacés, sur son chevet, la pile de feuilles volantes et de bouquins en tout genre, ce sont maintenant des catalogues de mariage divers et variés qui y trônent. Souvent rejointes par Cleo pour passer la nuit entre filles, elles étalent alors tout sur son lit, épluchant la moindre page pour être sûres que tout se coordonnera bien. La robe, les fleurs, la musique, la nourriture, la salle, la décoration, le couvert, le thème... C'est une logique terrible et compliquée, et Rose doit bien avouer que, parfois, quand elle y pense et prend un peu de recul sur la situation, elle ressent une forte boule au ventre. Et si tout ne se passait pas comme prévu ? Elle a tellement peur d'oublier quelque chose, de ne pas faire les choses comme il faut, que par moment, elle en est tétanisée. Et puis, il y a James, qui se contrefout de son devoir de témoin comme de sa première dent. Rose passe son temps à le réprimander, et leurs dernières conversations se résument à ceci : « Eh, tu te rappelles, ton meilleur ami se marie avec ta meilleure amie... C'est bon tu te souviens ? Bon alors AIDE MOI BON SANG. » Oui, elle panique un peu, quand elle n'est pas complètement hystérique... Mais juste un tout petit peu, puis après ça passe. De plus, évidemment, ses remontrances ne font que tomber dans l'oreille d'un sourd - pas étonnant vu le temps qu'il passe dans les différents bars et boîtes de la ville. Heureusement qu'elle peut compter un minimum sur Solal pour avoir un léger soutien, même si ce dernier n'est pas toujours très emballé. Cependant, Rose sait toujours le convaincre. Leurs parents, eux, en revanche, sont aux anges. Leur aîné qui se marie est la promesse de la proche arrivée d'une progéniture, et ils se languissent d'avoir des petits-enfants. Pour sa part, Rose est bien contente de ne plus être au centre de l'attention, elle, l'éternelle célibataire, celle qui "n'a jamais oublié ce bon à rien qui a gâché sa vie" (à entendre ici, James, merci papa maman). Parfois, elle les a même entendu dire qu'ils auraient aimé emménager une rue plus loin, pour que leurs enfants ne le rencontrent jamais, ce à quoi Rose réplique avec un sourire fin et caustique que, si c'était les plans de Dieu, il doit bien y avoir une raison pour que cela se soit passé comme ça. Chose à quoi ils ne répondent rien. De toute manière, à présent, le fils Bradford est, comme qui dirait, le cadet de leur soucis. Après tout, leur fille n'est pas prête de retomber dans ses filets, n'est-ce-pas ?