La plupart du temps, quand Luka ne savait pas quoi faire, il rejoignait la plage.
Toute sa vie, il l’avait vécue à cheval entre Nijni-Novgorod et Moscou. Autant dire que l’océan, s’il ne lui était pas non plus étranger, était loin de lui être familier. La plage avait été sa toute première destination quand il avait mis pieds sur le sol américain il y a des semaines de cela - instinctivement, il avait senti qu’il pourrait y trouver une certaine paix, la force pour affronter ce qui l’attendait derrière la porte du 3333, Orange Avenue. L’avantage? La plupart du temps, il pouvait y être seul. Surtout en cette saison, que les locaux appelaient « hiver » sans se douter que de l’autre côté du monde ses camarades russes appelleraient cette chose « bonne blague ». Après avoir vécu des années dans la plus profonde des solitudes, toujours était-il qu’il retrouvait souvent le besoin impétueux de s’isoler.
Surtout après les évènements des derniers jours.
Eloïse. Il avait vu Eloïse. La femme qu’il avait aimé plus que tout - la petite américaine du cour de droit à Moscou, ses grands yeux clairs. Celle qu’il avait tenu dans ses bras juste avant de quitter la ville et de découvrir que son monde s’était écroulé. Il avait pris toutes les précautions pour ne plus jamais, ô grand jamais la revoir - pour la protéger, de peur des représailles. Il s’était arraché lui-même le coeur en pensant qu’il s’agissait là d’un moindre mal, et que la douleur finirait par s’effacer, avec le temps. Mais il avait à nouveau croisé son regard, entendu sa voix. Le destin s’était bien foutu d’eux, il les avait réunis dans son dernier refuge - Huntington Beach. Et il avait réalisé que la douleur ne s’était jamais effacée, le temps n’avait pas fait son ouvrage.
Alors l’océan.
Probablement que la plage ne pourrait pas grand chose à cette espèce de grand bordel dans lequel le destin avait décidé de le foutre, probablement qu’elle ne lui donnerait aucun guide pour agir avec les deux revenants qu’étaient son père et celle qu’il n’avait jamais cessé d’aimer, mais c’était déjà ça, un réconfort. Après tout, il n’avait pas réellement d’amis. Il avait toujours été d’un naturel calme - mais à cela, la vie seul puis le transport dans un tout nouveau continent avaient ajouté un côté farouche, indépendant, et peut-être quelque part timide à son comportement d’origine. Combinez le tout à la barrière des langues, et vous obtiendrez un type qui n’a que l’eau, les vagues et l’écumes pour se confier. C’est à dire pas grand chose - et beaucoup à la fois.
Il enfonça ses pieds nus dans le sable, et regarda le ciel. Les nuages avaient commencé à s’amonceler un peu - peut-être que l’on n’était plus très loin de températures décentes pour un hiver. L’océan était lourd, aussi. Et puis soudain, il fut rattrapé par l’impression étrange qu’une autre présence s’était ajoutée à la sienne. Et quand il tourna les yeux, il vit effectivement qu’une jeune femme la regardait. Brune. Extrêmement jolie. Un peu plus jeune que lui, aussi, mais pas de beaucoup. Il la connaissait. C’était assez exceptionnel pour le signaler, après tout il ne connaissait pas grand monde dans le coin!
Ailynn, il lui semblait. Ailynn Miller, même. S’il ne s’était pas trompé, elle était la soeur cadette d’une femme appelée Mischa, elle-même très (trop? ne put-il s’empêcher de se demander tout à coup) proche de Aleksey. De son père. Enfin. Connaître était un bien grand mot. Il était en tout et pour tout capable de dire qui elle était, et elle devait être en tout et pour tout capable de dire qu’il s’appelait Luka. Probablement qu’elle n’était même pas au courant qu’il était le fils d’Aleksey. Ce dernier ne l’avait pas dit directement en tous cas. Ils avaient à peine échangé quelques mots. En anglais. Bancal, de son côté, l’anglais. Il se souvenait avoir eu honte. Il se souvenait aussi qu’elle avait l’air aimable. Peut-être moins qu’il ne se souvenait de cette espèce de colère sourde, quand il avait vu son père si proche de sa grande soeur et qu’il s’était demandé, encore une fois, en vain, où celui-ci était quand sa mère était morte - si les choses auraient pu être différentes.
Mais à Ailynn, il n’avait rien à reprocher. A Mischa non plus, si l’on y songeait bien. Alors il eut un sourire. Et se maudissant d’avance pour les horreurs grammaticales anglaises qu’il allait bien pouvoir sortir dans les minutes à venir, il se résolut à sociabiliser un peu - il n’allait pas rester seul au monde, après tout. « Ailynn! » commença-t-il par dire simplement, comme pour lui signifier qu’il l’avait bien reconnue. Il eut à nouveau une pensée pour Eloïse, qui tiquait à chaque fois qu’il prononçait (extrêmement mal) son prénom - probablement que Ailynn, même si ce n’était qu’au plus profond d’elle-même, allait avoir le même genre de réaction. Tant pis. Doucement, il tapota le sable à ses côtés, comme pour signifier qu’elle pouvait prendre place également si elle le voulait. « Qu’est-ce que tu venir faire ici? » Un temps. Hm. Il avait probablement vécu un nouveau petit échec sur ce coup là. Enfin. Il n’y avait qu’en pratiquant qu’il allait finir par combler ses lacunes. Il détestait se sentir ainsi, parler comme un enfant - mais il n’y avait guère qu’avec Aleksey qu’il pouvait librement parler russe et savoir qu’il serait parfaitement compris. Mais il y avait des expressions qu’il prononçait par contre avec toute l’assurance du monde, parce que, quand même, il n’était pas né de la dernière pluie: « Comment ça va? » 

A chaque fois, il était frappé par la jeunesse de cette femme. D’ailleurs, quelque part, ce n’était même pas une femme – c’était une fille. Il n’avait que vingt-quatre ans, probablement qu’elle n’avait pas plus de deux ou trois ans de moins que lui, mais il avait tellement vécu, en si peu d’années, qu’il avait parfois du mal à se considérer comme en phase avec les gens de son âge. Cela avait quelque chose de normal. Après tout, son vécu avait profondément métamorphosé son physique comme son mental, sa personnalité ou sa psychologie. Sous des traits tirés, il ne réfléchissait plus comme il pouvait bien réfléchir quand il était encore ce jeune étudiant qui vivait avec sa mère et son grand-père – comme à l’époque où il était encore candide, plein de vie et d’espoirs, un peu fou, avide de liberté. Le temps avait fait des ravages. Ces ravages, à défaut d’être justes ou politiquement corrects, étaient compréhensibles.
Il ne connaissait pas grand chose de la vie de Ailynn Miller – à part peut-être qu’il ne l’avait rencontrée qu’avec sa sœur aînée, ou encore ceux qui semblaient être d’autres membres de la fratrie. S’il avait entendu quelques éléments à leur propos, il ne les avait probablement même pas compris. Barrière de la langue, toujours. Peut-être qu’elle avait vécu des choses pires encore que lui, il n’en savait trop rien. Mais elle était souriante, belle, et avait ce petit quelque chose des enfants qui ont grandi au soleil. Mais qui sait ? Elle avait peut-être juste un talent incroyable pour cacher ses blessures – talent dont il serait alors totalement dépourvu en comparaison. Il ne se serait pas permis de la juger. Elle avait simplement quelques allures d’un enfant. Pour être honnête, il le lui enviait.
Toujours était-il qu’elle semblait être ce genre de personnes extrêmement faciles d’accès, qui inspirent une certaine confiance, qui communiquent une certaine joie de vivre. Il ne parvenait pas à l’imaginer délibérément et gratuitement méchante face à qui que ce soit – en témoignait la facilité avec laquelle elle vint vers lui et s’adressa à lui, alors qu’il était plus ou moins un inconnu. C’est sans rechigner, et avec le sourire, qu’elle s’installa à ses côtés – répondant à ses salutations avec un ton réellement et spontanément amical. Oui, elle était comme une enfant. Mais elle l’était sous les aspects les plus positifs.
Il sourit. « Un problème ? » demanda-t-il tout à fait spontanément quand elle mentionna être venue ici pour se changer les idées. Il ne le faisait pas par curiosité mal placé, simplement une part de lui demeurée amicale qui s’inquiétait vraiment d’éventuels ennuis ou d’une réelle mauvaise journée pour la jeune femme. Et puis il tourna à nouveau son regard vers l’océan – les grandes vagues qui venaient s’écraser sur la plage. Rien que pour cela, il aurait pu aimer Huntington Beach. La ville était radicalement différente de l’endroit où il avait grandi, mais l’océan valait bien tous les changements du monde. « Pour me changer un peu les idées, aussi. » répondit-il à son tour avec son fort accent russe. Il haussa cependant les épaules. « Mais ça va. »
Il avait tendance à peu parler quand il s’exprimait en anglais, et il en avait conscience. Il faisait de gros efforts sur ce plan, considérant qu’il ne pourrait jamais récupérer ce qu’il avait perdu de cette langue sans la pratiquer tous les jours, considérant aussi qu’il ne pourrait pas demeurer ainsi éternellement. Avec Aleksey, ils parlaient russe, leur langue maternelle à tous les deux – mais cela ne changeait strictement rien au fait qu’ils se trouvaient en Californie. Après un silence, il reprit : « Désolé. Avec Aleksey c’est plus simple. On parle russe. » Un rire. Il essayait de contrebalancer le fait que ses erreurs de langues le faisaient paraître plus froid qu’il ne l’était réellement. « Je devrais presque t’apprendre. Ca, ça changera tes idées. » Ca lui changerait vraiment, vraiment les idées – le russe était très loin d’être une langue facile et il en avait conscience, même si le fait qu’il s’agisse de sa langue maternelle faisait qu’il n’avait pas connu de grandes difficultés dans ce domaine. Ou alors seulement quand il était tout jeune. Bref, en tous cas, c’était comme s’il n’avait pas connu de grandes difficultés dans ce domaine. « Et ça aura le mérite d’être original »