Si on m’avait dit qu’un jour je me serais retrouvée dans une situation pareille avec mon fils Noah, jamais je ne l’aurais cru possible. J’ai cette tendance à toujours voir les choses du bon côté, que la vie est pleine de surprises et qu’il faut faire avec. Les surprises ont le don d’éveiller votre quotidien, de vous sortir des tranchées de votre vie paisible. Elles vous font changer de route, parfois même changer d’habitudes, et puis surtout, elles sont là pour vous surprendre. Qu’on s’en émerveille ou on,  il y a des surprises dont on se passerait bien. Quoi que je me sois douté de la réponse que la jeune fille allait me donner, je ne m’y étais pas pour autant préparée et rien que de l’entendre, le choc était suffisant. Je sais que je donne l’air de toujours tout gérer et d’être assez forte pour tout encaisser, mais il faut croire qu’à partir d’un certains points, les réactions deviennent plus dures à dissimuler. Noah était donc bel et bien le père de ce petit être qui avait vu le jour il y a quelques mois.

Comme si le choc était assez dur à encaisser, je me rattrapai au dossier du canapé et m’y assis. Je n’étais pas sûre qu’être assise me permettrait d’assimiler plus facilement les choses, mais au moins le poids sur les épaules me semblait moins lourd. J’éprouvais tellement de peine en ce moment-même que j’avais du mal à faire la part des choses. D’un côté, j’étais déçue que Noah ne s’était pas tourné vers moi quand il avait eu ses problèmes, qu’il ait préféré fuir plutôt que de chercher une solution ensemble. Et puis même, si j’avais dû chercher une solution seule pour lui, je l’aurais fait quand-même. D’autre part, j’avais honte des choses qu’il avait fait subir à ces deux femmes, les laissant seules et désarmées avec chacune un bébé sur les bras. C’étaient pourtant le genre de valeurs que je pensais lui avoir inculquées. Quelque part, ses erreurs étaient aussi les miennes. « Je comprends que tu dois aujourd’hui considérer mon fils comme un lâche et un moins que rien, et toutes deux cherchons des réponses à ses actes. J’ai bien l’impression que lui-même n’a pas les réponses. » Je ne lui cherchais pas d’excuses, absolument pas. Je pensais sincèrement que mon fils était perdu, aussi perdu qu’elles quand il les avait laissé sur le bas côté de la route, et qu’on lui posait beaucoup de questions. Le plus dur pour nous sera sans doute d’accepter que celles-ci restent sans réponses.

Comme je le lui avais dit, ce n’était pas parce que mon cher fils avait fait le choix d’abandonner ces deux magnifiques jeunes femmes et ces deux magnifiques bébés que c’était mon choix également. Que du contraire. En aucun cas je ne voudrais rater de les voir grandir et évoluer, en espérant pouvoir parfois être utile et les remettre dans le droit chemin. Bien que c’était le but que je m’étais fixée avec mes propres enfants et que je n’y sois pas toujours arrivée. « Je n’ai rien contre votre présence dans la vie de cet enfant, ni contre la présence de Jamie. Mais, je ne veux pas de celle de Noah… » Je baissai le regard vers le verre de vodka qu’elle m’avait servi. Je ne pouvais pas la blâmer de penser comme ça. Ceci dit, j’étais persuadée qu’elle avait besoin de temps, tout comme Noah. Peut-être que les choses ne s’arrangeraient pas, mais peut-être que la rancœur s’atténuera et que les choses deviendront plus acceptables, avec le temps. Je bus une gorgée d’alcool qui me brûla littéralement l’œsophage. « Vous êtes sa mère après tout, et quoique vous dites maintenant, tôt ou tard viendra le jour où vous allez le soutenir. » Je relevai le regard vers elle. Elle n’avait pas tord. « Et tu apprendras, Neela, que c’est ce qu’on fait tous pour nos enfants. Je ne dis pas être la meilleure mère qu’il soit, la preuve, je n’ai pas tout réussi avec Noah, et pourtant ce qui persiste, c’est l’envie que nos enfants puissent un jour trouver le bon chemin. » Il n’étais pas question de soutient ou de parti pris, simplement d’épauler les personnes qui en ont besoin. Noah l’était et depuis des moins maintenant, il était devenu ma priorité. La tâche n’était pas des plus simples et j’essayais pourtant d’être sur tous les fronts : sa relation avec Jamie, ses relations professionnelles, privées et même publiques. J’essayais de sauver la face en attendant qu’il se réveille et redevienne celui qu’il est. « Je ne sais pas ce que vous savez sur cet histoire au juste mais j’ai besoin que vous comprenez que je ne le fais pas pour le faire souffrir. Je le fais pour protéger ma fille. » Je souris et pause ma main sur son avant bras, comme pour la soutenir. L’instinct maternel, surement la chose la plus puissante au monde et qui nous réunit aujourd’hui toutes les deux, chacune défendant son propre parti et déployant ses moyens de défense. « Je te comprends, et tu as raison. La vie n’est pas facile, et elle ne l’a pas été avec Noah. Je ne cautionne absolument pas ce qu’il a fait, ni même ce qu’il continue de faire, mais je sais qu’il souffre. » Et voir son fils souffrir tout en étant impuissante est le pire mal qui me soit donné de vivre.

« Est-ce qu’il t’a dit quelque chose ? » Je soupirai tout en avouant honteusement en inclinant ma tête de gauche à droite. Au final, c’était peut-être ça le plus dur. Me tenir là et avoir à faire ça pour la simple et bonne raison que mon propre fils ne me parle pas. Essayer de démêler le puzzle sans même en posséder toutes les pièces. « Leah et toi n’êtes pas les seules que Noah a abandonné. » Et il ne s’agit évidemment pas du même abandon, surtout que mon fils est libre et peut faire sa vie sans m’en parler. Seulement que j’étais là, je suis là, et il se ferme toujours. « Je veux dire par là que si vous êtes confrontées à un mur avec lui, vous n’êtes pas les seules. Je n’essaye pas de réparer ses erreurs en venant te voir ce soir. J’aimerais d’abord chercher à comprendre. » Pourquoi ? Question constante et toujours irrésolue. « Je sais qu’on attend toutes deux les mêmes réponses, mais on ne les trouvera pas toutes seules. Alors je pense qui si on ne peut pas changer ni même comprendre le passé, autant travailler sur un avenir supportable pour nous tous. » Et surtout, travailler sur un environnement sain pour la petite.

Noah avait toujours été un enfant intelligent, vif et très imaginatif. En grandissant, c’était à croire qu’il avait fait de ce dernier point une priorité dans sa vie. Il dépassait des records en terme d’inventivité et de complexité dans les relations. Comment arrivait-il encore à suivre ? En fait, je ne trouvais pas si étonnant que cela qu’il ait pris la fuite face à ce désastre et tant de tension.  Je soupirai en pensant que tout ceci n’était plus de mon âge –m’étais-je moi-même un jour retrouvée dans pareille situation ?– et que comprendre allait plus me fatiguer qu’autre chose, mais il fallait bien que je le fasse. Si je voulais aider Noah, il fallait que je sois au courant de toute cette longue histoire. Je jetai un coup d’œil vers la jeune indienne. Les traits de son visage étaient marqués de fatigues, surement à cause du bébé, mais pas que. J’étais consciente que cette histoire devait peser lourd sur ses épaules, et même si j’étais persuadée qu’elle affirmerait le contraire, elle devait surement y repenser la nuit et peiner à trouver un sommeil serein et réparateur.

Plus j’écoutais la jeune maman de mon propre fils plus j’y trouvais une certaine forme de dégout. Noah avait dû lui faire plus de mal que je ne l’aurais cru pour que cela provoque une telle réaction chez cette femme. Bien que cela me fasse mal de l’entendre parler de la sorte, je ne pouvais pas la blâmer. Tout ce que j’avais à faire était de l’écouter et d’essayer de comprendre pourquoi elle réagissait comme ça. « Chacun son jardin secret, c’est quelque chose que je comprends bien, mais les histoires de famille, ce n’est jamais quelque chose dont j’ai été friande. Il viendra un moment où tu crèveras l’abcès, que ce soit en plein repas de Noël ou en privé. Personnellement, je préfère la solution qui aura un impact sur le moins de personnes possibles. » Tôt ou tard, cette histoire finirait par sortir, parce que Neela avait plutôt l’air d’une cocote minute en ébullition prête à exploser. J’étais bien consciente qu’il avait choisi la facilité et qu’il s’était lui-même embarqué dans un engrenage sans fin et j’étais aux premières loges lorsque ça avait commencé, avec sa femme, Sophia. Je pensais d’ailleurs y être arrivée à l’époque, mais je n’avais réussi à que soigner les blessures superficielles. D’autres étaient toujours là, bien profondes, lui rappelant chaque jour ce qu’il avait perdu. Noah avait aimé et il était capable de grandes choses en amour, mais le fait de s’être donné corps et âme pour cette personne était finalement ce qui l’avait anéantis. Pouvait-on lui en vouloir de ne plus s’engager à ce point ? Ou encore d’avoir peur de se lancer.

« Et vous vous croyez tous les deux plus intelligents à souffrir ensemble plutôt qu’à faire face à vos problèmes et tenter de les résoudre ? » J’avais du mal à suivre. Se faisaient-ils du mal à essayer d’arranger les choses ? Ou se faisaient-ils du mal à rester sur des non-dits, se renvoyant l’un et l’autre la faute. Dans une histoire, rien n’était jamais tout blanc d’un côté et noir de l’autre. Certes, mon fils avait faire de grosses erreurs, mais était-il le seul ? Bon, peut-être, admettons, mais alors pourquoi se donner la peine d’essayer d’entrer en contact avec l’autre si elle était persuadée de ne jamais vouloir le pardonner. A quoi bon s’acharner si elle pensait être plus heureuse dans lui, avec tout le mal qu’il a pu lui faire. « Je vois que tu lui en veux terriblement, mais je vois aussi que quelque part, tu attends quelque chose de lui, un signe, un petit quelque chose pour te montrer qu’il est avec toi. Sinon pourquoi lui poser des ultimatums ? » Oui, c’était ça, Neela espérait toujours. Quelque part, elle espérait qu’il lui revienne, ne serais-ce qu’un tout petit peu, pour pouvoir s’accrocher à quelque chose et ne pas à son tour sombrer dans le vide. Un vide autour d’une vie sans Noah. Et elle aurait beau prétendre que c’était pour sa fille, je serais persuadée qu’elle n’est qu’un prétexte. D’autre part, j’étais satisfaite concernant sa réponse sur mon entrée en jeu dans la vie de la petite Maya. Non pas que j’allais tout chambouler ! Mais en faire partie, c’était déjà bien. La situation était trop tendue pour que je m’imagine déjà énième fois Nona gâteaux à chouchouter cette petite bouille. Je sentis sa propre gorge se nouer quand elle évoqua l’addiction de son propre père à l’alcool. Je ne pouvais pas comprendre, mais je pouvais imaginer puisque Jamie vivait la même chose en ce moment. Un parent, quand il est absent, on le remarque et surtout, on ne l’oublie pas.


Leah ou Neela ? Qui avait été la première ? Et cela avait-il de l’importance ? Avec qui était-il sorti en premier ? Avait-il été sincère avec elles ? Avait-il quitté l’une pour ensuite aller vers l’autre ? Ou bien jouait-il un double jeu en sortant avec les deux jeunes filles à l’époque ? Qui avait-il mis enceinte en premier ? Étaient-elles au courant depuis le début qu’il y avait deux femmes en compétition pour un seul homme ? Sa remarque me fit tiquer. Apparemment, les choses étaient encore plus corsées que je ne le pensais et le nœud allait être bien difficile à dénouer. « Oh, s’il-te-plait, Neela ! Arrête tes enfantillages. Certes, c’est la faute de Noah, mais il va falloir t’y faire, Leah entre également en compte dans cette histoire. » Loin de moi l’idée de me mettre la jeune fille à dos, simplement qu’à un moment, si on voulait avancer, il allait falloir mettre sa rancœur et sa fierté de côté. C’était à croire que j’étais la seule à bien vouloir arranger les choses dans cette histoire. « Mais je te l’accord, ça peut être désagréable pour toi et si tu préfères en pas en parler, n’en parlons pas. Parlons de toi. Qu’est-ce que tu veux, vraiment ? » Et je n’attendais bien évidemment pas une réponse rhétorique du style `Je viens de vous le dire, qu’il arrête déjà de boire´ mais une réponse vraie, qui venait d’elle, de ses espérances et peut-être même de ce qu’elle pensait être encore inimaginable aujourd’hui.