Il avait l’air d’un zombie. Le plus frappant était sans doute ses yeux remplis de tristesse. Replié sur lui-même, il refusait toute sortie ou retrouvailles avec sa bande de potes. Il vivait enfermé nuits et jours dans sa galerie et son atelier. Il n’y avait qu’ici que Dustin se sentait bien. Assez bien pour continuer de vivre en tout cas. La rupture avec Joshua se voulait tellement plus difficile que tout ce qu’il avait pu connaitre auparavant. Il avait toujours été très passionné dans toutes ses relations, ne vivant jamais rien à moitié, mais avec Joshua il y avait eu une connexion en plus de l’amour. Il n’avait pas ressenti cela avec tout le monde, c’était même plutôt rare pour lui d’être aussi à l’aise avec quelqu’un. Joshua l’avait fait rire, il lui avait donné envie d’avancer. Pour la première fois depuis longtemps, Dustin avait eu de l’espoir. Et puis soudain, comme une bougie que le vent éteint brusquement, leur amour s’était achevé et leur histoire s’était terminée en moins de temps qu’il n’en fallait pour dire « ouf ». Il se rejouait la scène de leur dispute en boucle, tentant de changer ce qu’il avait dit, tentant de voir ce qu’il aurait pu faire autrement pour empêcher que tout se casse la gueule comme cela avait été le cas. Il avait tellement mal à chaque fois qu’il pensait à Joshua. Tout lui rappelait l’absence de l’autre homme, les petits objets qu’il avait éparpillé et laissé dans l’atelier de Dustin, les endroits où ils avaient été ensemble, heureux, les choses dont ils avaient discuté des nuits entières sans fermer un oeil. Il se souvenait de ces nuits passées à parler, luttant contre le sommeil, parce qu’il l’aimait trop et qu’il avait peur de s’endormir et de ne plus le retrouver au réveil. La bougie était éteinte. La solitude était sa nouvelle compagne et il fallait s’y faire. C’était dur, mais Dustin pouvait le faire. Il avait survécu bien pire. Parfois, pour aller mieux, il pensait à Alexis. Il ne s’étaient pas vus depuis longtemps. Il avait fait une erreur en l’embrassant, et il s’en voulait tellement parce qu’il savait qu’il ne pourrait jamais lui offrir ce qu’elle méritait. Elle lui manquait pourtant atrocement elle aussi. Il s’accrochait à l’idée que peut-être, elle était heureuse en ce moment. Il espérait qu’elle l’était. Il avait bien envie de la voir, mais il n’était pas prêt. Il avait peur de la retrouver et de perdre ses moyens, de péter un plomb ou de faire une connerie comme l’embrasser à nouveau, par exemple. Il aurait tué pour qu’elle le prenne dans ses bras pourtant, comme avant. Il aurait tué pour passer une nuit à parler avec elle, comme lorsqu’ils n’étaient encore que des gamins. Dustin voulait remonter le temps, à l’époque où tout était bien, où il ne se posait pas encore toutes les questions qu’il se posait aujourd’hui. Il voulait remonter le temps et retourner là où Alex et Samuel étaient sa famille et qu’il ne se passait pas un jour sans qu’ils ne se voient. Il voulait revenir à ce temps là où tout était simple, parce qu’ils n’étaient que des gosses. À présent, Dustin était une épave. Atrocement cabossé par la vie, il avait été déchiré par l’amitié, meurtri par l’amour, achevé par les regrets. Il n’allait pas bien, mais peu à peu il apprenait à faire semblant. Que pouvait-il faire de toute façon? À part s’assommer à coup d’héroïne et de coke, à part boire like there’s no tomorrow, il se contentait de survivre dans ce monde où tout lui semblait gris, amer, vide. Peu à peu, il parvenait à anesthésier la douleur. Il la contrôlait. Il avait donc gardé l’allure d’un zombie, mais au moins aujourd’hui il était à jeun. Il n’avait encore rien foutu dans ses veines, rien snifé, rien avalé, rien bu. Il avait passé la nuit à peindre. C’était la seule chose qui l’apaisait vraiment.

Debout dans la galerie, Dustin était en train de décrocher une toile pour en mettre une nouvelle au mur. C’était le portrait qu’il avait fait de Joshua. Un portrait tellement parfait qu’il en était très fier. En rentrant du Mexique, sous la colère, il avait failli le déchirer à coup de cutter. Se stoppant au dernier moment, il l’avait conservé dans un coin de l’atelier, face cachée. Aujourd’hui, il ressortait cette peinture pour l’accrocher aux yeux de tous. Il la regarda à peine, s’assurant juste qu’elle était bien droite. Il attrapa une autre toile et l’accrocha juste à côté. Celle-ci représentait un homme nu étendu sur le sol. Il y avait du rouge à certains endroits qui donnaient l’impression d’être du sang, tout le reste était noir ou gris. Un homme nu et blessé peut-être? Il préférait garder la signification pour lui-même. Il colla un étiquette juste en dessous des deux toiles. « Ces oeuvres ne sont pas à vendre. Merci. » Il fit plusieurs pas en arrière pour admirer ses tableaux, puis il fit un tour sur lui-même pour observer l’ensemble de sa galerie. Il eut une pensée pour son grand-père qui lui avait légué tout un héritage sans lequel rien de cela n’aurait été possible. Il se demandait si ce dernier serait toujours fier de lui aujourd’hui. Cet homme avait été la seule personne de la famille à croire en Dustin et à l’encourager. Son avis avait toujours compté plus que celui de tous les autres. Aujourd’hui, il aurait aimé pouvoir parler à son grand-père, lui demander conseil. Il quitta la pièce et retourna dans son atelier où il tenta de ranger quelques pinceaux et d’autres affaires. Il entendit la porte de la galerie s’ouvrir, sans doute avait-il un visiteur. Il balança une vielle chemise sur le sol, et retourna dans la pièce d’à côté où une jeune femme se tenait debout. Elle regardait les toiles qui l’entouraient et tournait le dos à Dustin.  »Bonjour. Je peux vous… »  il n’acheva pas sa phrase car la jeune femme se tourna au moment où il avait commencé à parler et il la reconnu en un regard.  « Charli ? » Il n’en croyait pas ses yeux. Il n’avait pas vu sa cousine depuis des années. Elle n’avait pas changé, toujours aussi jolie. C’était un truc de famille. Il l’observa de la tête aux pieds.  « C’est quoi cette tenue? » demanda-t-il avec une pointe d’ironie. Il savait que dans la famille Kennedy, les femmes avaient tendance à se saper comme si elles s’apprêtaient à rencontrer la Reine d’Angleterre à n’importe quel coin de rue, mais de là à se pointer dans sa galerie avec ce qui ressemblait à une robe de mariée, il ne fallait quand même pas abuser. Merde. Il n’arrivait vraiment pas à croire que sa cousine se tenait juste là, devant lui.

Dustin observa sa cousine qui n’avait pas l’air excessivement ravie. En fait, elle avait même l’air plutôt fâchée. Il se sentait en sécurité, lui. Il ne l’avait pas vu depuis des années, quoi qu’on lui ait fait à Charlotte, il n’y était pour rien. D’ailleurs, comme un vieux réflexe de gamin, il avait pris son air de petit innocent, prêt à hurler « C’est pas moi, je le jure! ». Lorsqu’ils étaient encore des enfants et qu’ils passaient l’été ensemble avec les frères de Dustin, il y avait toujours des engueulades et des chamailleries en tout genre. Leurs parents essayaient sans cesse de déterminer un coupable pour chacune des conneries qui avait lieu et comme par hasard ça tombait souvent sur Dustin, même quand il n’y était pour rien. Charlotte regardait son poignet avec insistance et il l’observa d’autant plus attentivement. Elle n’avait rien à son poignet, pas de montre ou de bracelet… Était-elle devenue folle depuis le temps qu’il ne l’avait pas vu? Si ça se trouve, elle s’était enfuie d’un hôpital psychiatrique ou quelque chose du même style. Sa tenue plus qu’étrange aurait ainsi pu être expliquée… Mais Charlotte éleva la voix à nouveau et elle se mit à débiter un flot de paroles que Dustin tentait d’assimiler et de comprendre sans perdre le fil. Sonné par ce qu’elle venait de lui annoncer, il resta de marbre face à sa cousine, essayant de comprendre si elle était sérieuse ou s’il s’agissait d’une caméra cachée. Elle, abandonner son fiancé devant l’autel? Non, c’était forcément une blague. La Charlotte qu’il connaissait n’aurait jamais osé faire un tel affront à ses parents et à toute la famille. Elle n’aurait jamais osé se barrer comme une voleuse le jour de son mariage. La fuite de l’hôpital psychiatrique semblait même plus crédible que cette histoire de fiançailles rompues sur un coup de tête. Elle s’approcha de Dustin et passa une main sur son épaule qui lui donna un frisson. Personne ne l’avait touché depuis Joshua. Il n’avait vu personne, n’avait serré la main de personne, et n’avait certainement échangé d’accolade avec personne. La remarque qu’il se mangea dans les dents le fit pourtant sourire. Au moins, il était sûr d’avoir affaire à sa véritable cousine, c’était toujours bien Charli, personne n’avait volé son apparence pour se faire passer pour elle. Le jour où Dustin se foutrait du maquillage sur la face, les poules auront des dents, comme on dit.  « Oui, alors il y a erreur. Moi je suis bisexuelle, mais je ne suis pas une drag queen, vois-tu? Je peux comprendre que la nuance soit difficile à saisir pour le reste de la famille, mais je m’attends à mieux venant de toi. » Il hocha la tête, observant sa cousine dans les yeux.   « Ma mine affreuse et moi-même, on t’emmerde. Mais c’est vrai que tu es jolie, ça je ne peux pas te le retirer. » Il l’observa de haut en bas avec un air désapprobateur.  « Par contre ces fringues-là, c’est un mélange entre Cendrillon avant l’intervention de sa marraine la bonne fée et Cendrillon après, au bal avec le prince et tout et tout. C’est pas terrible. Il eut un rire moqueur qui ne dura que quelques secondes à peine, même s’il plaisantait il se doutait que Charlotte devait être dans la merde pour venir le voir lui.  « En parlant de prince et pour en revenir au sujet principal… T’es en train de me dire que t’as abandonné le tien au pied de l’autel? » Maintenant qu’il y pensait, il se souvenait peut-être avoir reçu une invitation, mais Dustin n’ayant plus vraiment de contact avec sa famille, en dehors de ses parents et de ses frères qu’ils croisaient encore de temps en temps au détour d’une rue ou de quelques coups de téléphone qui servaient uniquement à lui faire des reproches et à lui donner des conseils sur la manière de bien vivre sa vie, il n’avait pas vraiment pensé qu’on l’attendait sérieusement au mariage de sa cousine.  « Juste à titre informatif, tu penses que la prime offerte par ton père aura une valeur de combien à peu près? » Il avait repris son air très sérieux. D’ordinaire, Dustin n’était pas vraiment de ceux qui sourient à tout va, il préférait souvent tirer la gueule ou avoir une expression la plus neutre possible. Sachant qu’il venait de passer les pires jours de sa vie, il avait d’autant plus de mal à se montrer heureux, bien que ça lui fasse plaisir de revoir Charlotte. La prime, il s’en foutait complètement. Comme s’il avait besoin d’argent après avoir obtenu tout un héritage! « Excuse mon impolitesse, je ne suis plus habitué à recevoir des visites de la famille, surtout pas ici… Bienvenue dans mon humble demeure, très chère cousine. Bon, en vrai j’ai un appart’ mais c’est ici que je passe le plus clair de mon temps. Ah et donc je disais…. Je suis ravi de te revoir moi aussi. Il avait dit tout cela du ton le plus pompeux qu’il connaisse pour finalement donner un petit coup de poing affectueux dans l’épaule de Charlotte et ajouter: « Tu m’as manqué aussi, banane. »

Dustin ne pensait jamais à ces choses-là… Le mariage, la vie de couple bien rangée, fonder une famille, adopter un ou deux chats et attendre que les gosses grandissent pour avoir leurs propres mioches et continuer le cycle de la vie. En fait, se marier ne faisait pas vraiment partie de ses plans. Et là, tout de suite, il n’était pas dans le bon état d’esprit pour y réfléchir ne serait-ce qu’un seul instant. La situation était à la fois très drôle et très triste. Il était désolé pour Charlotte, parce qu’il savait ce que ça décision allait engendrer pour elle et le reste de la famille, mais il était aussi fier d’elle parce que pour une fois elle avait pris une décision toute seule sans se soucier de ce que les autres allaient penser. « C’est marrant quand même, t’as dû passer des mois à préparer ton mariage et tu ne vas même pas pouvoir profiter du champagne et de la tonne de bouffe! D’ailleurs, avant de t’enfuir t’aurais pu piquer une part de la pièce montée et m’en ramener un morceau. Je ne dis jamais non aux gâteaux. » Lui, évidemment, il ne pensait qu’à bouffer. Il n’avait rien avalé de très consistant depuis des jours, alors si on lui mettait une montagne de choux à la crème sous les yeux ou un gâteau recouvert de glaçage, il y avait de fortes chances pour qu’il dévore tout en moins de deux. « Sérieux, pourquoi tu t’es fiancée si t’avais pas envie de te marier? » Il se doutait que ses parents lui avaient sans doute un peu forcé la main. Dans la famille Kennedy, il est rare de ne pas se faire passer la bague au doigt avant ses trente ans, en particulier quand on est une fille. Aux yeux de Dustin, c’était totalement absurde. Pourquoi brusquer les choses? Pourquoi sans cesse s’engager dans une relation en pensant au futur? La preuve avec Joshua, ce n’était pas parce qu’il tombait fou amoureux qu’il finirait ses jours avec la personne. Actuellement, le seul être avec qui il se voyait vieillir était Dopey. Le chien de Joshua que Dustin avait accepté de garder. Son ex n’avait pas pu l’emmener au Mexique, et il avait demandé à Dustin de s’en occuper à présent, soi-disant qu’il lui faisait confiance. Parce qu’il était encore amoureux et parce qu’au fond il adorait Dopey, il avait accepté et avait donc récupéré l’animal à son retour en ville. Ce qui était bien, c’est que le toutou vivait un peu sa vie on ne sait trop où dans l’atelier. Dustin le laissait sortir dans la rue et il se débrouillait tout seul. Jusque là, il ne s’était pas fait écraser… tout allait bien. « Donc, t’as vraiment laissé tout le monde en plan… » Il se laissa une ou deux secondes histoire de bien assimiler, et puis s’exclama: « Énorme! » . Il valait mieux en rire qu’en pleurer. La moitié de la famille devait être dans tout ses états actuellement, Dustin n’osait même pas imaginer son oncle et sa tante. S’il avait été là, il aurait sans doute été le premier à aider Charlotte à s’enfuir, ou le seul à l’applaudir. « Désolé, mais les mariages c’est pas mon truc. En plus, si c’est pour me retrouver coincé avec le reste de la famille qui passe son temps à me détester, je ne vois pas l’intérêt. Heureusement que je n’ai pas fait le déplacement au final, ç’aurait été une perte de temps! En tout cas je suis content de voir que c’est ici que ta course s’achève. » Quelque part, ça lui faisait plaisir qu’elle vienne trouver refuge chez lui. Il espérait simplement ne pas voir débarquer les parents de Charlotte d’un instant à l’autre. Dustin n’était pas d’humeur à faire face à sa famille. En plus, les connaissant, ils allaient tout lui mettre sur le dos en disant qu’il avait forcément influencé Charlotte dans sa décision d’une manière ou d’une autre, alors qu’il était totalement innocent. Il n’avait pas parlé à sa cousine depuis des lustres. « Du coup, tu veux que je te cache? Tu comptes rester ici quelques jours? C’est quoi le plan? » il enchainait les questions parce qu’il en avait plusieurs, toutes plus importantes les unes que les autres. Il n’avait pas vraiment l’appartement idéal pour recevoir des invités, mais si Charlotte n’avait pas peur de se frotter à son bordel monstre, il pouvait bien lui prêter son lit. « Je suppose que tu peux rester chez moi le temps que t’as besoin… Je passe ma vie ici alors mon appart’ est vide. » Et puis au pire, si elle l’embêtait, il pourrait toujours demander la prime à son oncle pour lui livrer sa fille. Traître, va! La vérité c’est qu’il ne ferait jamais ça. Premièrement, de l’argent il en avait à foison, et deuxièmement, il préférait protéger Charlotte que laisser les Kennedy la contrôler. Il finit même par lui avouer qu’elle lui avait manqué. « Fais pas ta chochotte. T’es pas en sucre. » lui balança-t-il avec un air taquin alors qu’elle se plaignait déjà de ses petits coups de poings affectueux. « De mon côté, rien d’aussi passionnant que ton histoire de fuite. » Il haussa les épaules l’air de dire qu’il n’avait rien d’intéressant à raconter. Au même moment, il aperçut Dopey passer devant la vitrine et s’approcher de la porte. Dustin se précipita pour lui ouvrir et lui offrir quelques caresses. « J’ai récupérer le chien de mon ex. Il s’appelle Dopey. » L’animal, en voyant Charlotte, se précipita sur elle pour lui faire la fête et la renifler. « Il a l’air de déjà t’adorer. »