constance & charles

Tout était supposé aller bien, aujourd’hui. Aucune emmerde en vue. Pour une fois, il n’avait aucun dossier en retard à boucler pour un quelconque procès. Il avait du temps pour lui, du temps pour sa fille, du temps pour en profiter. Alors il avait décidé de jouer à la famille parfaite - même si l’absence de la mère de la petite Nastasia condamnait fondamentalement ce projet. Il avait décidé de faire la cuisine, de jouer avec sa fille, éventuellement d’inviter l’un des parrains de celle-ci, Alexander, son meilleur ami arrivé à Huntington Beach depuis peu. Il en était au premier stade de cette journée, avec toute la sérénité et l’euphorie du monde. Il traînait dans les rayons du supermarché, panier en équilibre précaire sur le bras. Il avait déjà accumulé une quantité assez aberrante de légumes et se dirigeait innocemment vers la partie boucherie, totalement inconscient du cataclysme qui allait s’abattre sur sa tête. D’ailleurs, si on lui avait dit ce qui allait se passer, il est fort probable qu’il aurait à cet instant encore éclaté de rire.
Il faut dire que de l’eau avait coulé sous les ponts depuis sa dernière rencontre avec Constance Hayes. Constance, c’était la plus vieille de ses soeurs, l’aînée, la maîtresse du mal, la copie conforme de leur père, mais avec un corps de femme et des talons aiguille pour piétiner les cadavres de ses victimes - et il n’exagérait qu’à peine en la décrivant de cette façon. Constance Hayes était la froideur absolue, donc la classe absolue, un pur produit de la richissime famille des Hayes, couverte d’argent et de dignité. Autant dire qu’elle n’avait rien, rien à voir avec son frère - un frère qui à cet instant faisait ses courses comme le dernier des manants, en chemise à carreau et vieux blue jean. Autant dire aussi qu’elle n’avait rien, rien à faire dans un super marché. Et encore moins dans un super marché de la côte ouest des Etats-Unis, quand sa place avait toujours été à Paris. Donc, il était vraiment fort probable qu’il aurait éclaté de rire si on lui avait annoncé qu’il retrouverait aujourd’hui sa soeur. Ou alors il serait parti en courant.
Il circulait entre les rayons, tel l’animal traqué ignorant son destin fatidique. Il venait de poser la main sur une bouteille de vin, prenant bien soin de sélectionner une production de l’un des rivaux du vignoble de son père. Il jeta un oeil sur le prix - il se devait d’être un tant soit peu prudent, tant que son cabinet d’avocat n’aurait pas acquis une réputation suffisante pour devenir gage de revenus réguliers. Il releva la tête, alors qu’une femme venait de le dépasser, sans lui adresser un regard. Appelez cela l’instinct de survie, ou une certitude enfouie que le destin viendrait un jour se foutre ouvertement de sa gueule, mais il avait su immédiatement qu’il connaissait très bien cette personne. Même s’il n’avait pas encore pu l’identifier clairement.
Ses yeux se posèrent sur la silhouette qui s’éloignait. Grande, fine, digne d’un mannequin, habillée avec grande élégance. La démarche était assurée et rapide, indiquant clairement que la personne n’avait aucunement envie d’être dérangée. Un flot de cheveux bruns tenait en équilibre précaire, mais élégant. Il manqua de laisser tomber la bouteille au sol alors qu’un terrible doute s’emparait de lui. Cela ressemblait salement à Constance - et il aurait pu la reconnaître entre mille, après tout il avait grandi avec elle, ils partageaient le même sang. Cela ressemblait salement à Constance, mais Constance n’avait strictement aucune raison de se trouver ici. Elle n’était même pas supposée savoir qu’il se trouvait ici, ce n’était pas le genre du patriarche Hayes de s’informer des tribulations de son traitre de fils. Il était submergé par des émotions contradictoires - quelque chose comme de la colère, du mépris, et aussi une pointe de sentiment fraternel. Il y avait aussi, dans un recoin de son cerveau, une infime partie de lui qui trouvait hautement comique la vision de sa grande duchesse de soeur dans un supermarché. Au milieu du «peuple». Et surtout, surtout, il était tiraillé entre la certitude et l’incrédulité.
Autant de choses qui le poussèrent, au lieu de simplement fuir ce magasin avant de devoir subir à nouveau l’enfer familial et le caractère de chien de sa soeur, à prononcer le mot fatidique: «Constance?»
Parce que oui, il savait qu’elle n’allait certainement pas être heureuse de le revoir. Parce que oui, il savait qu’elle n’avait jamais eu de grande affection pour son tout petit frère - au contraire, elle l’avait furieusement jalousé, à tord ou à raison. Alors elle allait peut-être hurler. Ou hausser un sourcil méprisant. Ou les deux. Regrettant presque immédiatement le signe de vie qu’il venait de donner, il croisa (mentalement) les doigts jusqu’à la dernière seconde, pour que la femme qui avait amorcé le geste de se retourner ne soit pas sa soeur.
Et merde.
C’était bien sa soeur.
Il poussa un long soupir, et s’efforça de faire en sorte que son sourire ait l’air un tant soit peu sincère.

constance & charles

Ils devaient avoir l’air franchement louche, à se regarder comme ça. Ils étaient au beau milieu d’un supermarché. Il avait un panier de course sur un bras, tenait par la main sa petite fille. En face de lui, une femme, qui avait l’air proprement stupéfaite, voire même un peu choquée. Vraiment, ils devraient former un tableau étrange. Charles se surprit à penser que jamais personne n’aurait pu deviner qu’il s’agissait là de retrouvailles impromptues entre un frère et sa soeur. Il y avait quelque chose de ressemblant dans leurs physiques, bien sûr - mais, là tout de suite, ils n’avaient simplement pas l’air de venir du même monde. Elle était parée, maquillée comme pour l’un de ses défilés de mode, elle jurait terriblement avec le décor, aussi. Il était là, avec sa chemise de bucheron et son blue-jean, et ne tenait sa dignité que de son impressionnante carrure. Non, sérieusement, ils n’avaient rien à faire ensemble. Et pourtant, ils étaient intimement liés. C’était là une véritable réunion de famille qui se jouait, celle de la famille Hayes, avec même la toute dernière de ses membres.
Il parvint enfin à détacher son regard de la jeune femme, et ses yeux tombèrent machinalement sur la bouteille de vin qu’il tenait toujours. Pour un peu, il aurait ri - il y avait là une ironie délicieuse. Ils étaient unis par les liens du sang, mais aussi un peu par ceux du vignoble, non? Dieu merci, l’échantillon qu’il avait en main n’était pas issu de la production familiale. Il écarta cette pensée en secouant brièvement la tête. Pris par un réflexe ancien, il reprit aussitôt sa langue natale quand il eut à s’adresser à elle - le français, il y avait combien de temps qu’il n’avait pas parlé français? C’avait été même un peu dérangeant d’entendre son prénom prononcé de la bonne façon. «Qu’est-ce que tu es venue foutre ici, Constance?» Pas de chichis - ils ne s’étaient pas quittés en bon terme, il savait qu’elle ne l’aimait pas, il n’allait pas s’embêter à lui demander des nouvelles de sa santé, de ses amours, de ses emmerdes, et de toute leur petite famille. «C’est notre père qui t’a envoyé? Moi qui espérait en avoir fini.» Quoi? C’était légitime, une fois déshérité, de songer à avoir enfin la paix.
Comme pour appuyer ces dires, il reposa la bouteille de vin, laissa son panier traîner sur un rayonnage, et se pencha pour prendre sa fille dans ses bras. Il n’avait eu de cesse, depuis la naissance de Nastasia, de prier pour que celle-ci n’ait jamais à croiser ses soeurs (à part Clara - mais Clara était comme l’exception qui confirmait la règle). Et bien, c’était raté, et a priori il était obligé de faire avec. Il déposa un baiser sur le front de sa fille et lui glissa, en anglais: «Dis bonjour à ta tante, ma puce» - et alors que celle-ci agitait une toute petite main vers Constance, il ajouta pour sa soeur, en guise d’explications: «Nastasia. Ta nièce, on va dire. Biologiquement en tous cas.» Il n’y avait jamais réfléchi. Il était déshérité, donc un peu émancipé, donc ses soeurs étaient-elles techniquement les tantes de sa fille? Non, ce n’était vraiment pas le moment de parler de ça.
Sauf qu’il avait vaguement l’impression d’avoir disparu du décor. Constance regardait Nastasia, avec un air de pure stupéfaction - elles ne s’étaient jamais rencontrées jusque là, mais tout de même, elle connaissait son existence, non? Du moins il osait espérer que son père avait annoncé la chose à sa famille. Nastasia regardait Constance, des étoiles plein les yeux - ça, il avait l’habitude. Sa soeur aînée avait toujours eu beaucoup d’allure, et avait toujours eu tendance à apparaître aux yeux des enfants comme une espèce de grande princesse avec des cheveux et des vêtements de rêve. Sauf que la comparaison était seulement physique. Non, vraiment, ça s’arrêtait là - pour le reste, Constance était plutôt du côté Reine-du-mal-garce-manipulatrice, et, d’ailleurs, elle détestait les enfants. Elle était plutôt... la méchante reine. Celle qui fait manger des pommes empoisonnées à Blanche-Neige, là. Il regretta presque d’avoir emmené Nastasia avec lui pour faire ces fichues courses. Si elle était restée à la maison, il aurait peut-être pu écourter cette discussion, voire même fuir. Parce que là, il sentait que la chose allait s’éterniser. Constance avait véritablement l’air stupéfaite, non seulement de sa présence, mais aussi de voir cette enfant.
Il était mal.
Très mal.
Mais le fait était là. Constance se trouvait devant lui. Juste devant lui. Si il en avait eu la moindre envie, il aurait même pu la toucher, la prendre dans ses bras. Mais c’était purement absurde. Ils se trouvaient à Huntington Beach, en Californie, aux Etats-Unis, bon sang. Loin, loin de la France, loin de l’Europe, même! C’était le destin, il avait dû faire quelque chose au destin. Il avait forcément un karma tout pourri, sinon il n’aurait pas eu à subir la présence de sa soeur à l’endroit même où il avait cherché à la fuir. Cette femme était le démon. Moins que son père, mais le démon tout de même.