C'était supposé être une journée tranquille. Une journée de repos, où après de longues heures à compter avec délice les dollars qui composaient ses pourboires, Jagger avait décidé qu'elle méritait bien de se couvrir elle-même de cadeaux. Une journée sans histoire, vraiment. Grasse-matinée, délice de savoir qu'on est plus ou moins richissime, avec soleil qui filtre au travers des vitres du van, gros câlin au bouvier bernois baveux de sa soeur, crêpe au nutella, et projets shopping. S'il y avait une chose que Jagger aimait dans la vie, c'était le centre commercial. Temple de la tentation, nirvana de la beauté, valhalla des talons aiguilles. On a beau avoir 26 ans et se rapprocher dangereusement de la maturité, on ne se refait pas, on reste une fille. Et on reste hystérique.
C'est ainsi que, vers 4 heures de l'après-midi, Jagger Dickens s'était retrouvée dans la partie plein-air du centre commercial de Huntington Beach, une main sur la hanche, une clope au bec, à lécher les vitrines comme si la fin du monde était pour demain. Elle était alors dans un dilemme incroyable, qui la prenait à peu près toutes les semaines avec la même intensité, "zèbre… ou léopard?", et sur le point d'appeler son employeuse pour savoir lequel serait le plus vendeur, quand tout à coup son passé décida de lui revenir en plein dans la figure avec une violence rare.

Non, elle ne prit pas la foudre. Non, le ciel ne lui tomba pas sur la tête. Par contre, quand elle se retourna en quête d'un cendrier, ce fut pour voir une silhouette qu'elle ne pensait plus jamais apercevoir de sa vie. Et là, Jagger sentit quelque part dans son crâne clignoter un énorme signal d'alarme. Veste en vieux cuir. Et merde. Barbe de trois jours. Et merde. Bouclettes. Et merde. Comme si elle avait besoin de ça, elle aurait pu le reconnaître les yeux fermés, juste à l'odeur. Et c'est même pas parce qu'il sentait mauvais, juste parce qu'il lui était devenu familier, à force, et que mine de rien elle l'avait adorée, son odeur. Elle releva les yeux jusqu'au visage de l'autre, et sans surprise laissa tomber un seul mot au milieu du brouhaha du centre commercial. "Joshua".
Et elle prit la fuite. Ouais, comme la dernière des dindes. Lunettes de soleil en équilibre précaire au bout du nez, mini-short, décolleté plongeant, cheveux aux vents et multiples sacs à la main, elle tenta au passage de se convaincre que oui, elle fuyait peut-être lâchement, mais elle le faisait avec style et pouvait tout à fait passer pour une rockstar poursuivie par ses papparrazis. Mais pendant qu'elle écrasait au passage sa cigarette, redressait au plus vite une plante verte, tentait un slalom épique entre les présentoirs, sa conscience s'acharnait à lui rappeler qu'elle n'était qu'une garce. "Qui? Moi? Noooon". Si si. Le genre de garce qui se la joue biche ronronnante, qui traîne un mec qui n'avait rien demandé sur la route avec elle, lui fait réinventer le kamasutra, et le jette un beau matin, comme ça, avec à peu près autant d'intérêt que celui qu'elle porte à ses mégots. Alors qu'il méritait pas ça. Du tout.

Joshua? C'était le mec du musée Elvis Presley. Celui de Memphis, Tennessee. Son humour volait à peu près aussi haut que le sien. Il avait balancé une blague absurde, elle s'était retournée, et là, moment épique. Coup de foudre hollywoodien, violons, entre deux tenues originales du King. Dans le genre belle gueule, il était franchement pas mal - un point pour Joshua. Plus tard, elle avait découvert qu'il tenait à peu près aussi bien le whisky qu'elle, le tout sans que son sens de la répartie en souffre - un autre point pour Joshua. Ajoutons qu'il avait 29 ans, une très bonne maîtrise de son bassin sur le dancefloor comme à l'horizontale, et un regard à lui faire oublier qu'elle s'appelait Jagger. Victoire par KO pour Joshua.
Autant de raisons pour partir en courant. N'est pas encore né celui qui se croira assez parfait pour passer la corde au cou à Jagger Dickens. Ok, elle avait flippé, c'était assez minable. Mais elle avait ses raisons. Et lui, il avait ces yeux. Le genre chien battu, mais pas surfait. Le genre "merde, Jagger, si tu pars je m'en remettrai pas". Le genre qui aurait réduit en moins de deux son coeur en cendres.
Et sur ces entrefaits, par un geste machiste de la providence, elle sentit sa cheville virer dangereusement vers la gauche, et elle tomba comme un poids mort devant un carrousel pour enfants. "Non non non non non non non!". Si. Ses beaux talons, finis, cassés nets sous le poids de la culpabilité. Sans parler de son pied. S'efforçant d'ignorer les rires des enfants - Petits monstres -, elle se retourna sur le dos pour essayer de se redresser un petit peu. Joshua était toujours là, et se dirigeait dangereusement vers elle. Deuxième victoire par KO pour lui. Elle laissa retomber sa tête contre le goudron, et soupira. Assume tes responsabilités, Jagger. Voilà venir l'heure de la discussion.

Echec critique pour la tentative de fuite. Témérairement, Jagger ouvrit un oeil, et dans un long soupir remonta la ligne de la silhouette de Joshua - tiens, elle avait pas le souvenir qu'il était si grand - jusqu'à découvrir avec horreur qu'il brandissait son téléphone. Et merde. Photo. Elle ferma les yeux dans un grognement menaçant sous le coup du flash. Puis, se cramponnant fièrement à ce qu'il lui restait de dignité, elle parvint à se rétablir en position assise, et entreprit de rassembler les divers ensembles de sous-vêtements, chaussures et vastes chemises à carreaux qui s'étaient éparpillées autour d'elle dans sa chute. "Quand j'aurai de nouveau ton numéro, je te l'enverrai si tu le souhaites". Gnagnagna, va te faire foutre. Elle arracha sa chaussure à talon brisée - traîtresse! - de son pied, et la jeta de toutes ses forces contre le torse de son camarade. Bon ok, elle visait la tête, mais elle visait mal, et il n'avait pas besoin de le savoir. Imperturbable, il lui tendait la main, dans un rire éclatant qui ne faisait que l'enfoncer dans son humiliation - après une longue hésitation, elle se débarrassa de son deuxième escarpin, se saisit de cette aide, et parvint enfin à se remettre debout. Sauf que sans chaussure, elle atteignait à grand peine les épaules de Joshua. Grandiose. Journée pourrie.
Juste pour voir, elle testa la résistance de sa cheville gauche, dans l'espoir de pouvoir exécuter une nouvelle tentative de fuite. Vague douleur, probablement tordue. Fuite impossible. Restait sa dernière arme, verbale. En essayant de se composer un visage méchant qui ne lui allait pas, mais alors vraiment pas du tout, elle lança: "C'est bon, garde la ta photo, au moins tu pourras te branler dessus le soir!". C'était un peu cruel, un peu minable, aussi. Sa bouche se tordit pour laisser échapper un petit "...désolée."

Avant qu'il n'ait le temps de prendre un air blessé ou -pire!- de l'engueuler, choses qu'elle vivait généralement assez mal, elle tenta de noyer le poisson. Prenant un air de royale innocence, du genre "non non, voyons, je ne t'ai pas laissé en plan au bord de la route il y a pas si longtemps", elle lui demanda bêtement: "Qu'est-ce que tu fous là?". Pitié, faites qu'il ne l'ait pas suivie, faites qu'il soit juste là par hasard. Parce que ça serait vraiment bizarre, genre gros pervers sexuel, ou ex-copain psychopathe. Est-ce qu'il allait toquer chez elle le soir pour la poignarder?! Prise dans un flot de pensées toutes plus sanglantes les unes que les autres, elle remarqua soudain qu'il n'avait toujours pas lâché sa main, ce qui jusque là ne l'avait pas plus dérangée que ça. Elle se mordit la lèvre en couinant "Lâche moi ou je crie au viol. Et je crie très, très très fort tu sais.". Oui, il savait. Elle lui avait déjà fait le coup, un soir. Un mec un peu trop lourd, Joshua très loin de l'autre côté du bar, situation délicate, elle avait eu le choix entre le coup de pied bien placé et le hurlement strident. Deuxième option. Le souvenir lui arracha un léger sourire.

Bon sang, il n'avait pas changé. Si au moins il avait pu faire l'effort de devenir moche avant de débarquer à Huntington Beach, ça lui aurait beaucoup facilité la chose. Elle avait beau l'avoir quitté, elle savait apprécier un bel homme quand elle en voyait un. Et Joshua... Merde, c'était Joshua. Joshua je-sens-le-vieux-cuir. Joshua je-porte-la-moustache-sans-avoir-l'air-gay. Joshua hé-salut-toi-je-vais-te-donner-l'orgasme-du-siècle. Et quoi qu'il arrive, elle sentait bien qu'il était revenu pour secouer son monde. "Ca va être drôle... ou pas."

Là, Joshua était allé un tout petit peu trop loin. D'accord, elle était pas mieux que lui. Mais quand il évoqua des femmes prêtes à tout pour lui, elle ne put s'empêcher de songer aux habitantes de Huntington Beach. Les sublimes habitantes de Huntington Beach. Et comme elle était bien du genre "il a été à moi, il est techniquement toujours à moi", c'est à dire jalouse comme une teigne même une fois la relation largement passée, ça n'allait pas le faire. Du tout. Et tandis qu'il essayait, de façon fort maladroite, de justifier sa présence ici, son regard tomba sur la liasse de prospectus qu'il tenait dans sa main libre. Tiens, du jardinage. Original. Mais ça voulait également dire deux choses: tout d'abord, il allait rester ici pour un moment, puisqu'il s'était pris la peine de monter une société, aussi bucolique soit-elle. Ensuite, puisqu'elle avait posé ses bagages dans le jardin de sa soeur, dans le quartier le plus chic de la ville... elle allait devoir supporter la vision de Joshua torse nu sous le soleil faisant jouer ses muscles dans les massifs de roses.
Et merde. C'était pas du tout prévu dans son plan de fuite, ça.

Elle reprit possession de sa main et la serra, comme par réflexe, tout contre elle. Dommage, ça l'aurait bien faire rire de crier au viol au beau milieu d'un parc pour enfants. Quoique, elle aurait peut-être eu de légers ennuis avec la police. Et puis elle entendit Joshua la traiter de cochonne, et haussa vers lui un sourcil sceptique. Il pouvait parler, lui, elle n'avait jamais eu à le supplier pour l'emmener au lit. La bouche cousue pour ne pas proférer d'insulte qu'elle pourrait regretter, elle s'accroupit et sortit une paire de bottes d'un de ses sacs. Histoire de ne pas rentrer pieds nus. Quand même.
Et quand elle releva les yeux vers Joshua, alors que celui-ci lui ordonnait en mode cro-magnon de réunir ses affaires, celui-ci agitait sous son nez une petite culotte égarée. "Mais c'est pas possible, t'es vraiment pas sortable!", brailla-t-elle en rattrapant le précieux sous-vêtement. "Ca coûte un bras ce bout de tissus, t'imagines pas!". Et il embraya, de façon fort peu subtile: "Sérieux tu me déçois, t'es vraiment une garce ? Ou tu veux seulement laisser paraître cette image de fille facile."
Jagger se redressa, rabattit ses cheveux en arrière, ajusta ses lunettes de soleil sur son crâne, décrocha son plus beau sourire narquois. Choisissant soigneusement chacun de ses mots, les yeux plantés dans ceux de Joshua, elle lui déclara: "Je m'habille comme ça parce que je suis payée pour me déhancher sur un bar, pour caler des billets dans mon soutient-gorge, et pour vendre de la bière à des mecs qui rêveraient de coucher avec moi". Façon fort peu subtile de dire qu'elle était simplement barmaid dans un club passé minuit, et qu'elle n'avait pas froid aux yeux quand il s'agissait d'ameuter la clientèle - même si au final il n'y avait pas de quoi appeler la police, elle ne s'était jamais, ô grand jamais prostituée. Elle savait parfaitement comment pouvait réagir Joshua à ce genre de provocation. C'était son côté mâle alpha je-défends-la-vertu-de-ma-compagne. Jaloux. Sexy, aussi, mais ce n'était pas le point ici. Mais peut-être que, malgré l'excuse qui avait immédiatement suivit, elle avait été un peu blessée par les allusions de Joshua. Elle savait qu'elle pouvait le provoquer, parce qu'il avait de l'honneur, et que jamais il ne s'en prendrait physiquement à elle, et le pire qu'elle risquait serait qu'il la déteste définitivement. Et alors il partirait. Il partirait avec son putain de regard.

Joshua avait toujours eu un visage expressif. C'était un des éléments qui faisaient sa sincérité désarmante, son charme curieusement enfantin. Pourtant, il lutta fermement après qu'elle ait lâché cette bombe. Elle vit les muscles de sa mâchoire se contracter sous son habituelle barbe naissante, son regard se voiler un peu. Et puis il s'efforça de répliquer, lança: "Belle façon d'envisager sa vie, je te croyais plus maline mais si te tortiller devant des baveux c'est ton rêve d'accord, surtout qu'il y a bien mieux dans les environs". Elle baissa elle-même les yeux, sourit vaguement. C'était de bonne guerre. Et curieusement, le manque de réaction violente encore plus que l'attaque sur sa dignité lui passa toute envie de rire. C'était comme une vague douleur dans son ventre, qu'elle écarta presque aussitôt qu'elle la ressentit. Bah, surement un souvenir du passé.
Il arracha tous ses sacs de ses bras, et elle se laissa faire sans vraiment protester. Elle réalisa la seconde qui suivit qu'elle venait de se faire piéger en beauté, et que quoi qu'il arrive elle ne pourrait plus retenter de fuite lâche, puisqu'il tenait tous ses paquets en otage. Dans un vague grognement, elle parvint à extraire du minuscule bandoulière en cuir qui l'avait suivie dans tous ses voyages son paquet de cigarette. Merde. Le briquet avait du s'égarer dans sa chute épique. Son regard glissa vers Joshua, marchant à ses côtés vers la sortie des magasins. Il y a quelques mois encore, elle n'aurait pas hésité à se pendre à son bras en chantonnant "Come on baby, light my fire" jusqu'à ce qu'il se décide à retrouver son propre zippo. A défaut, elle remit la cigarette et le paquet dans son sac. Echec critique. En plus, elle avait simplement eu l'air d'une imbécile.
Il s'était mis à parler de sa société de jardinage, soulignant point après point tout ce qu'elle avait pu redouter à ce propos. Ca allait vraiment être la merde. Personne de sain d'esprit ne cracherait sur un Joshua torse-nu, et encore moins en train de tenir des roses. Quand il évoqua la perspective de "tailler les rosiers" de Jagger, elle ricana brièvement sous le possible sens sexuel de cette phrase, avant de glisser, juste pour la forme "J'ai une gueule à avoir des rosiers?". Elle n'avait été le genre petite princesse, grandes robes et regards mielleux, princes charmants et tout le tralala, alors les roses, non merci. Chose qu'il savait parfaitement bien. Et elle se rendit d'autant mieux compte qu'il la connaissait bien, qu'ils se dirigeaient à grands pas vers la sortie du magasin et... le glacier. "Ohgod, du sucre". Et la perspective l'exaltait tellement qu'elle se sentit obligée de se plaindre pour rééquilibrer la chose, histoire de ne pas adopter l'air mièvre de la Jagger qui approche dangereusement d'une glace au chocolat: "Ralentis, à cause de toi j'ai la cheville en vrac!"

"Je t'offre ce que tu veux du moment que tu te tais". Elle ne souleva même pas qu'il venait de cogner sa taille de ses hanches comme si elle avait été la dernière de ses copines de beuverie, toute entière prise dans un rêve éveillé de glaces au chocolat dansant le mambo. Mais avant, a priori, il fallait aller poser les paquets dans sa voiture. Grognement, qui voulait approximativement dire "Homme faible, même pas fichu de porter les sacs un peu plus longtemps". En plus, il venait de critiquer son van, son pauvre van d'amour qu'elle avait bricolé et re-bricolé pendant ces dernières années, bichonné avec amour. Il n'avait jamais eu de cesse de se moquer de son "vieux tas de ferraille" signé Volkswagen. "Je l'ai gardé, et je t'emmerde", lança-t-elle avant de passer devant lui, le guidant dans les escaliers.
Dans la pénombre du parking souterrain, elle se surprit à penser encore une fois à ce qu'il se serait passé il y a quelques mois dans une situation analogue. Obscurité + Tranquillité + Joshua + Jagger + Le van avaient rarement rimé avec abstinence. Et voilà qu'aujourd'hui ils marchaient côte à côte en se lançant des piques. Elle enfonça ses poings dans ses poches, et garda le silence jusqu'à apercevoir sa voiture, couronnant son apparition d'un "tadaaaam!" magistral. Elle déverrouilla la porte, se glissa à l'intérieur après lui avoir arraché quelques sacs, et forcée de se résoudre devant la masse de vêtements, sortit à nouveau sa tête: "Tu peux rentrer pour poser le reste. Mais fais pas de bordel.". Le minuscule salon du van Volkswagen, le canapé-lit-table en velours rouge et les murs couverts de photographies polaroïds. Elle ne pensait pas revoir tout cela en compagnie de Joshua, un jour. Tout prenait un aspect différent. Et à dire vrai, elle se sentait presque mal à l'aise, elle qui d'ordinaire prenait tout avec légèreté.

Jagger était passée à l’avant du van, presque aussitôt que Joshua se soit glissé dans la partie principale. Elle se posa un instant devant le volant, soupira. Joshua à l’arrière, cela signifiait beaucoup - des souvenirs de lendemains de soirées, de petits matins où elle prenait cette place et quittait une ville pour prendre la route, des dizaines de minutes à beugler des chansons absurdes pour le réveiller quand il dormait encore. Parfois, la nuit tombée, elle trouvait que Huntington Beach était morne à côté des roadtrips, elle regrettait de s’être posée. Le manque d’aventure faisait une douleur dans son ventre, et puis elle apercevait le sourire de sa soeur, ou éclatait de rire avec ses nouveaux amis. Joshua, c’était le passé. Un passé pas si lointain, après tout, mais comme une autre vie. Elle l’entendit se plaindre de la la masse bariolée de sacs de grands magasins, comme le quasi-hippie qu’il avait toujours été. Et puis elle l’entendit supposer qu’elle était nostalgique. Il n’avait pas tout à fait tort, mais une partie d’elle était convaincue que si elle quittait à nouveau Huntington Beach, elle se révèlerait également nostalgique. Du bout des doigts, elle agita les énormes dés en fourrure qui balançaient au bout du rétroviseur central. Et puis elle se résolut à quitter sa place, en soupirant. Alors qu’elle s’apprêtait à retourner dans le salon-chambre-salle-à-manger, elle entendit la voix de son camarade s’élever, et d’un ton interrogatif commencer «Jagger...». Elle stoppa net, se crispa. Ca, c’était le ton «Jagger, il faut qu’on parle», style discussions un petit peu trop sérieuses à son goût, style «Jagger, il va falloir que tu m’expliques pourquoi tu es partie», aussi, surtout. Le moment qu’il allait falloir affronter à un moment ou à un autre, mais au moins le plus tard possible. Autant de raisons qui firent son soulagement quand il lui proposa finalement de venir la manger, cette glace, en appuyant fortement sur le point «chocolat» de la chose. Elle ne songea même pas à refuser, ou à se rabrouer quand il se saisit de son menton. D’abord parce qu’elle avait fini par comprendre que Joshua se trouvait à Huntington Beach pour un moment et qu’il ne servait pas à grand chose de tenter de fuir encore. Ensuite parce que ce contact lui semblait naturel. Evident. Alors elle referma le van à clé et le suivit jusque dans la lumière.

«Tu te plais ici, sinon?». La question tenait de la convention de langage, de la politesse, et pourtant elle ne sut pas immédiatement y répondre. Elle pencha la tête, sourit, trouva dans son sac une cigarette et dans la poche le briquet de rechange de la boîte à gants de son van, l’alluma. Et puis elle répondit simplement «Différemment.», avant d’ajouter, à titre d’explication: «Mais j’suis du coin à l’origine, Morrison habite dans les quartiers chics. Tu sais, ma soeur, dont t’étais jaloux comme un con». Autant de raisons de sourire encore quand il évoqua, les dents encore un peu trop crispées pour être honnête, les coeurs qu’elle avait dû briser. Qu’est-ce qu’elle disait? Un vrai mâle alpha, jaloux comme un coq, possessif tout en tentant de ne pas en avoir l’air. Elle hésita un instant entre le provoquer plus encore et tenter de calmer le jeu pour garantir sa glace à venir, pour finir elle coupa la poire en deux: «Ca va, j’suis presque restée raisonnable. Mais ça t’avait pas déplu à toi, que je m’prenne pas la tête pour rien et qu’on couche ensemble le premier soir. Ca t’aurait bien fait chier que j’dise non». Elle s’assit de son côté de la table, acheva sa cigarette, l’écrasa dans le cendrier après avoir craché un long nuage de fumée dans le visage de Joshua. Il critiquait son poids. Elle savait qu’elle était belle, elle savait aussi qu’il la trouvait toujours belle. Elle remarquait ses regards, il aurait fallu être aveugle pour ne pas les remarquer - alors quand le serveur passa auprès de la table, elle demanda à celui-ci dans un grand rire: «Est-ce que vous me trouvez grosse?», il répondit que non. Et elle commanda la glace XXL en question, au chocolat, comme toujours.
Les deux coudes posés sur la table, elle attendait les reproches. Parce qu’ils allaient venir, il était impossible qu’ils ne viennent pas. Pourquoi aurait-il entretenu la conversation et l’aurait-il amenée à ce glacier, sinon? Elle n’avait pourtant aucune envie de se confier. «T’es sur que tu vas pas trop t’emmerder ici? T’aimes pas un peu trop la route pour devenir un bourgeois de banlieue?»

Regarder Joshua dans les yeux était rarement une bonne idée. Elle l’avait bien prévu. Son regard n’avait pas changé, un peu trop profond, un peu trop fou, un peu trop sincère. Même sous le soleil brûlant, à la terrasse d’un glacier de Huntington Beach, il lui rappelait les nuits d’hiver sur les routes, les vieux saloons, la bière bon marché, et combien se serrer l’un contre l’autre était la seule solution pour ne pas trop mourir de froid dans le van. Il lui rappelait surtout le tout premier soir, à Memphis, les boites de jazz, et le premier baiser au bord du Mississippi. Et tout le reste. Elle ne l’écoutait qu’à demi quand il lui racontait ses toutes premières impressions sur la ville, n’entendit que le fait qu’il allait avoir trente ans, qu’il serait temps qu’il se calme. Tout ce qu’elle pensait, à peu près tous les soirs quand elle n’était pas saoule ou qu’elle n’avait pas trouvé quelqu’un avec qui s’amuser. Elle luttait pour ne pas voir sa vie qui avançait. Avec Joshua, à l’époque, ce genre de pensées ne l’atteignait même pas. C’est vrai que c’était bien. C’était doux, cotonneux, un peu immature. Elle ne voyait pas ça comme une violation de propriété quand elle entrait dans l’arrière du van et le trouvait à chantonner en faisant du café. Et ça, pour le caractère de chien dont elle avait été dotée à la naissance, ça tenait de l’exploit.
Le serveur leur apporta leurs commandes, elle décrocha un large sourire, avant de carrément éclater de rire devant la masse de glace au chocolat, sous le poids du bonheur que cet aliment pouvait lui apporter. Elle s’apprêtait à se saisir de la cerise qui trônait fièrement sur la pyramide de boules pour la fourrer entière dans sa bouche et montrer à Joshua comment elle savait bien nouer les queues de cerises avec sa langue, comme si il ne le savait pas, quand elle réalisa le léger tremblement de la table. Fin du monde? Non, juste le battement frénétique de jambes du Joshua nerveux. Elle sentit son coeur se serrer, et comme un frisson glacé dans son dos, avant même qu’il ne se mette à parler. Voilà venir l’heure du désastre.

"Jagger je pense que le mieux pour que l'on puisse avancer chacun de notre côté, enfin peut être plus de mon côté que du tien, c'est de m'expliquer certaines choses." La Jagger en question serra les dents et ferma les yeux. Elle n’avait plus faim, tout à coup, et elle reposa la cerise au sommet de la glace. Et voilà. Comme d’habitude. Elle n’osait même plus regarder Joshua, elle avait toujours eu un problème avec les personnes connues qui haussaient le ton en face d’elle - c’est dire qu’elle perdait vingt ans d’un coup et que sa sensibilité se multipliait par quinze. Elle réunit ses mains devant elle, serrées, très fort. "Tu te rends compte que tu m'as laissé du jour au lendemain au bord de la route quasiment en slip". Elle ne sourit même pas à l’allusion, et pourtant elle aurait eu de quoi la faire rire, d’ordinaire. Il fallait avouer qu’elle y avait songé, et que la seule chose qui avait sauvé Joshua de l’autostop en slip avait été le froid polaire et le fait qu’il se soit réveillé avant elle ce matin là. A la place, elle risqua un coup d’oeil vers son visage. Il tentait de sourire, lui. Mal, par contre. Elle se sentit vaguement nauséeuse, il respirait tout entier la colère. Et elle, elle était vulnérable. "Soit je t'ai blessé, je t'ai gavé j'avoue que je suis chiant mais pourtant on s'éclatait bien alors qu'est ce qu'il t'as pris ? ". Ce qu’il lui avait pris... Elle préférait ne pas trop y penser, là tout de suite. Ses mains étaient serrées si fort que les jointures en apparaissaient très blanches. Elle ressentait vaguement l’envie de partir en courant, tout en se demandant sincèrement si ses jambes seraient capables de la porter. Même la pauvre glace était sortie de ses pensées, et commençait à fondre. "Tu peux te comporter comme la pire des garces, mais je sais qu'en réalité t'en pinçais pour moi". Elle laissa échapper un petit rire, qui semblait vaguement méprisant. La tirade était finie. Il lui demanda simplement de ne pas fuir. Et non, résolument, elle n’en aurait pas été capable de toutes façons, comme si toutes ses forces l’avaient quittée.
Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles elle resta figée, l’oeil dans le vide, à peser le pour et le contre, les avantages du vrai et du faux, et quand sa voix raisonna enfin ce fut sur un ton étrange, inhabituel. Jagger elle-même n’avait pas l’habitude de s’entendre parler sans excès, sans ironie, sans rires, sans colère, sans ton enfantin. «Tu savais à quoi t’attendre. Je t’avais rien caché. Je suis peut-être une garce, c’est ça». A nouveau, elle laissa échapper un rire, profondément amer. «C’est ça, tu savais à quoi t’attendre. Et pourtant tu me regardais comme si j’étais quelqu’un de bien». Il y avait une autre raison pour laquelle elle était partie en courant, une autre raison pour laquelle elle avait claqué la porte du van, qui brûlait ses entrailles. Ses yeux se voilèrent et elle décida de l’écarter. Soigneusement. Elle resta aux autres vérités, celles qui fâchaient moins, celles qui étaient bonnes à dire, et bonnes à entendre: «Prend-le comme tu veux, Joshua, mais j’aurais dû faire ma vie avec toi, alors je suis partie». Contradictoire, profondément. Mais il la connaissait assez pour savoir le poids d’une telle affirmation.

L’expression de Joshua changea quand elle eût prononcé ces mots. Jagger elle-même eut un sourire, très léger, un peu triste, mais un sourire, chose rare dans un contexte si tendu. Elle avait dit ces mots, elle les avait pensés souvent, elle n’imaginait pas devoir les avouer, surtout à Joshua lui-même. Ils résumaient l’imbroglio de pensées qui l’avaient poussées lui hurler de la laisser tranquille. Quant à l’autre raison... elle préférait ne plus y penser. Un jour, peut-être. Contrainte et forcée.
Il reprit la parole, elle reprit une cigarette, en écartant doucement la glace de son champ de vision - non, décidément, elle n’arriverait pas à la manger tout de suite. " C'est pas comme si j'étais le pire homme sur Terre…", Jagger eut du mal à retenir un rire. Ca tenait de l’euphémisme. Joshua n’étais pas du tout le pire homme sur Terre. Au contraire. D’accord, il était légèrement possessif, aimait bien entamer des combats de coqs épiques contre les hommes qui l’approchaient d’un peu trop près, mais pour le reste il était parfait, oui. C’était même très légèrement angoissant. En l’écoutant parler ou en le voyant agir, Jagger avait parfois l’impression que l’on avait pris ses meilleurs côtés pour l’incarner en un homme. Il s’amusait des mêmes choses qu’elle, sans ses montées de rage ou d’hystérie. Il maîtrisait, au lit. Et puis il la maîtrisait, elle. Et pour ne rien gâcher, il cuisinait remarquablement bien, et savait vider discrètement le café jus-de-chaussette qu’elle exécutait à merveille derrière les buissons pour le remplacer par le sien, formidable. Le tout en croyant qu’elle ne s’en rendait pas compte. Et surtout il ne lui en voulait pas. Jamais. Il pétait un plomb, et quelques heures plus tard il lui souriait. Elle n’avait jamais réussi à comprendre ça.
"Je vais te dire une chose Jagger que je ne devrais même pas te dire, car après tout tu m'as vraiment traité comme une merde, mais saches que ce n'est pas pour autant que je te déteste, pour moi tu es et tu resteras quelqu'un de bien, après que tu sois instable c'est ton problème ". Voilà, qu’est-ce qu’elle disait. Il échappait à toutes les lois de la logique. Tandis que elle... elle était instable. C’était le bon mot. D’une seconde à l’autre, elle pouvait l’enterrer sous des insultes, juste parce qu’il n’était pas allé dans son sens, juste parce qu’elle ne comprenait pas comment lui faisait pour ne pas être rancunier. Tiens, juste là, il était encore capable de manger sa glace, lui. Alors que elle, elle était excessive, et que son ventre restait noué. Oui, c’était peut-être à elle de s’en vouloir. Un peu. Mais il n’était pas supposé revenir pour le lui dire, il était censé rester un souvenir, comme tous les autres.
Il répondit au téléphone et elle acheva sa cigarette, en silence. Elle le regardait faire - est-ce qu’il mimait le détachement? Est-ce qu’il était sincère, quand il parvenait à ne plus la regarder? Pourtant, il ne pouvait pas se trouver ici par hasard. Ou alors il y avait vraiment un Dieu quelque part, et il jouait contre elle. Ce qu’elle savait, c’est qu’il parlait avec une femme, et qu’il avait cette voix profonde qui lui avait tellement plu la toute première fois. Joshua, elle l’avait entendu avant de le voir. Elle sentit dans son ventre quelque chose comme de la possessivité.

«Dis-moi, sincèrement. Tu es venu là rien que pour ça? Pour me culpabiliser?». Elle s’était assez confiée pour aujourd’hui, l’heure était venue de renverser la tendance. «Je n’ai rien fait pour ça, et tu le sais. Je t’avais dit que je partirai. Et pour tout le reste... non, je ne t’ai pas traité comme une merde. Crois-le ou non, mais je suis pas allée voir ailleurs. Et le dernier jour...» Elle inspira profondément, puis respira une dernière fois sa cigarette. «J’ai agi par instinct. Bon ou mauvais, on le saura jamais. Mais Joshua et Jagger sur la route, c’est fini. Je crois que cette Jagger là est morte.»

"Jagger et Joshua à Huntington c'est nouveau par contre". Contre toute attente, Jagger décrocha un large sourire, et un gloussement retenu. Le ton, la façon dont ces mots étaient sortis de la bouche de Joshua, cet air presque enfantin, l’avaient purement et simplement prise de court là où elle s’était efforcée d’être ferme. Elle avait oublié cet homme-là, toujours là où elle ne l’attendait pas. Le seul capable de bondir dans les bains de boules des hypermarchés avec elle pour entamer des batailles épiques au milieu d’enfants tétanisés. Joshua et sa sincérité candide, désarmante, là où elle n’était que faux-semblants et manipulations. Il voulait découvrir la nouvelle Jagger. Elle ne savait pas si elle serait capable de s’exposer comme elle avait pu le faire avec lui par le passé, maintenant qu’elle était un peu plus vulnérable, un peu moins forte. Mais elle ne pouvait plus le fuir. Elle avait tenté le coup une fois, deux fois, et maintenant elle se sentait comme piégée par le destin, obligée de composer avec tout ce qu’elle avait tenté de fuir.
La glace n’en pouvait plus de fondre. Il le lui fit très intelligemment remarquer, comme si elle ne s’en était pas rendue compte, et devant tant de chocolat un peu trop près du gaspillage - et aussi parce qu’elle était responsable, et que Joshua n’avait jamais roulé sur l’or au point de sacrifier des glaces XXL sur l’autel des explications sur les ruptures -, elle se saisit à pleine main de la coupe pour avaler à grandes gorgées le dessert fondu. Quand elle reposa le récipient presque vide, ce fut pour collecter du bout des doigts les -nombreux - traits de chocolat égarés et les déguster avec soin. Il continuait à parler, imperturbable: "On devrait bouger, enfin tu me connais j'ai du mal à être sédentaire ". Grande nouvelle. Ils avaient toujours eu un peu de mal à passer plus d’une journée dans la même ville, et durant les quelques petits mois qui avaient composé leur relation avaient bien parcouru la moitié de la largeur des Etats-Unis. Elle cessa cependant tous ses sarcasmes mentaux quand elle vit son expression. Amère. Légèrement déçu. Et elle se sentit elle-même un peu mal à le voir ainsi. Elle n’avait pas hésité à être méchante, voire un peu cruelle, tant il avait bien joué jusque là le masque de la totale indifférence. Elle n’aurait pas piétiné un homme à terre, quelqu’un qui n’aurait pas pu lui faire de mal. Mais voilà, Joshua avait toujours été capable de lui en faire. Même inconsciemment.
Elle baissa les yeux, secoua la tête pour ne pas trop s’attarder sur ces pensées. «Faudrait qu’on soit un minimum discrets quand même. Les rombières du coin peuvent pas me voir en peinture, je fais tache dans les hauts quartiers, ça pourrait te faire une mauvaise pub». Elle souriait, de son meilleur sourire de façade, le genre que même sa soeur jumelle aurait pu se méprendre. «Par contre si tu veux la jouer gigolo en plus de tailler leurs rosiers ça pourrait être pas mal, ils verront quel genre de femme superbe tu peux contenter!». Sourire un peu plus large, oui, elle aimait particulièrement s’envoyer des fleurs. Et elle ne mentait pas tout à fait, hors la partie narcissisme, Joshua assurait au lit. Elle se leva, il se leva aussi. Elle laissa échapper un soupir d’agacement en constatant que ses chaussures étant plates, elle atteignait toujours à grand peine le niveau des épaules de son interlocuteur. Et puis la vision du sourire triste de Joshua la heurta à nouveau, et elle leva la tête pour soupirer, simplement, de façon étrangement sincère: «Je suis désolée si je t’ai blessé, Joshua. Maintenant et avant». Et puis elle prit les devants, doucement, en attendant qu’il paye et qu’il la rejoigne direction la plage ou dieu sait où. Quelques mètres plus loin, elle se retourna dans un grand rire, et les yeux ouvertement braqués sur Joshua alors que le serveur s’approchait de lui pour encaisser, lança sans aucune discretion: «Ou alors, au lieu d’aller à la plage, on peut coucher ensemble!». Et elle était tout de même à demi sérieuse.

Les poings sur les hanches, avec sur les lèvres un sourire entendu, Jagger contempla Joshua réagir à sa remarque parfaitement déplacée et tenter de se justifier au serveur. Il avait éclaté de rire, et ce rire lui semblait sincère, brisant quelque peu les rapports pesants qu’ils avaient eu depuis le début de cette discussion, pleins de rancunes, de tensions, plein de tout ce qui n’avait jamais eu lieu d’être entre eux. Jagger avait commencé à comprendre, les yeux fixés sur Joshua, que mine de rien il lui avait manqué. Elle n’était pas une femme à sentiments, mais elle pouvait affirmer que ses rapports avec cet homme avaient été uniques. Il était solaire. Un grand enfant. Elle pouvait -presque- tout lui dire, il lui ressemblait tellement que jamais il ne saurait la juger. Ce jour là, quand elle avait pris la route, elle avait quitté un homme mais elle avait aussi et surtout quitté l’un de ses meilleurs amis. Et voilà qu’aujourd’hui ils jouaient à la guerre. C’était un peu... triste, quelque part. Elle avait fui une relation bien plus qu’elle avait fui Joshua. Lui-même n’avait rien à se reprocher.
Quand il en eut fini avec le serveur, qui par ailleurs les regardait maintenant avec des yeux ronds qui en disaient long sur ce que son camarade avait bien pu lui dire, il revint vers elle pour la saisir fermement par le poignet et la traîner hors de la terrasse. «Doucement! J’suis pas un chien!» ne put-elle s’empêcher de crier, juste pour la forme. Parce que quand même, elle était Jagger Dickens, et c’est pas parce qu’elle faisait un mètre vingt les bras levés qu’il pouvait se permettre de la traiter comme ça. Et puis il lui demanda ce à quoi elle jouait. Ce qui était, ma foi, une très bonne question. Elle se mordit un peu la lèvre, remit ses propres cheveux en place, sans parvenir à une réponse satisfaisante - et pourtant, c’était pas faute d’avoir cherché. Joshua, lui, avait déjà laissé tomber. Il marchait vers la sortie du centre commercial, lui cria bonne chance. Elle ouvrit la bouche sans parvenir à prononcer le moindre son, et puis, frappant un grand coup de pied contre le sol, lui cria à son tour: «Mais merde! J’suis devenue un boudin?!». Il continuait à avancer. Salaud. Alors, elle ajouta, un peu piquée: «Reviens ici si t’es un homme!». Nouvel échec critique. Mais cette séparation ne la satisfaisait pas, mais vraiment pas du tout. Ok, elle avait fait cent fois pire en le jetant au bord d’une route au petit matin. Mais là, c’était elle qu’on était en train d’abandonner misérablement, et elle le vivait assez mal. Alors elle choisit de gérer ça à l’ancienne. Prenant de l’élan, elle courut pour le rattraper, et puis bondit sur son dos, les deux jambes fermement harnachées autour de son torse, les deux bras autour de son cou, la tête appuyée sur son épaule, tandis qu’il rétablissait son équilibre par miracle. Il y a quelques mois, c’était devenu une position standard de «Jagger bourrée, Joshua un peu moins, Joshua contraint de la porter jusqu’au van». Aujourd’hui, c’était le moyen parfait de rester avec lui - jamais il n’oserait la laisser tomber au sol, après tout il était un mec bien et le coccyx est un os fragile. Et cette discussion n’était pas finie, ou alors, si elle l’était, elle lui semblait curieusement insuffisante. Elle ne savait pas si elle avait aimé cet homme, mais il avait compté pour elle, et le voir si détaché creusait une douleur dans son ventre. Elle resserra sa prise autour de son cou, approcha un peu plus sa tête de son visage, et dans un chuchotement qui devait certainement projeter son souffle au chocolat sur la peau de son camarade, lui dit en souriant: «On se débarrasse pas de Jagger Monroe Dickens si facilement». Ok, il avait gagné un round - elle l’avait rejoint. Mais il était loin d’avoir gagné la guerre. Même si sentir tout son corps en contact avec celui de Joshua donnait à la jeune femme le sentiment étrange d’être rentrée à la maison.